Téhéran et Jérusalem s’installent dans un engrenage de violences dont on ne sait jusqu’où il peut aller, observe dans sa chronique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Alain Frachon
Sur la défensive, ébranlée dans son système d’alliances, sa crédibilité de puissance régionale diminuée par les offensives israéliennes, la République islamique d’Iran se devait de réagir. Du moins est-ce ainsi que « raisonne » le groupe dirigeant à Téhéran, ce mélange de religieux et de militaires (clergé chiite et gardiens de la révolution) unis dans une rhétorique de combat contre l’Etat hébreu et les Etats-Unis. La guerre irano-israélienne vient de franchir un nouveau pas.
Les spécialistes diront si la bordée de quelque 200 missiles tirés, mardi soir 1er octobre, sur la région de Tel-Aviv a été « téléphonée » ou non. L’agence de presse Reuters laisse entendre que les Iraniens ont prévenu Moscou et Washington de cette attaque, comme ils l’avaient fait le 13 avril lors d’une réplique du même type à une agression israélienne contre le consulat iranien en Syrie. Et cette fois encore, le bouclier antimissile de l’Etat hébreu semble avoir rempli sa fonction et a intercepté la plupart des projectiles.
Mais reste cette réalité, qui façonne le nouveau profil stratégique du Moyen-Orient : l’Iran prend le risque d’affronter directement Israël. L’une et l’autre des grandes puissances militaires de la région s’installent dans un engrenage de violences dont on ne sait jusqu’où il peut aller. Car le gouvernement de Benyamin Nétanyahou a promis de « répliquer à la réplique », et l’administration de Joe Biden de l’aider dans cette entreprise. Les missiles n’ont peut-être pas fini de voler.
Conflit dévastateur
Une des clés de l’affrontement en cours est à chercher dans l’histoire de la République islamique. Les coups que les Iraniens encaissent depuis douze mois menacent leur système de défense. Avec le Hezbollah (Parti de Dieu) diminué, ils voient s’effondrer un des piliers de leur environnement de sécurité. Ils se retrouvent pris au piège du réseau d’alliances régionales qu’ils ont développé pour assurer la protection du régime, promouvoir ses intérêts et asseoir sa prépondérance sur le Moyen-Orient. Les stratèges iraniens se prennent dans la toile qu’ils ont tissée. Le Moyen-Orient balance entre un équilibre stratégique et un autre – encore inconnu.
Pour prendre la mesure de l’événement, il faut remonter aux débuts de la théocratie iranienne. Le conflit dévastateur entre l’Irak de Saddam Hussein et la toute jeune République islamique (de 1980 à 1988) a façonné le profil de cette dernière. Des centaines de milliers de jeunes gens sont morts dans cette guerre. Le nouveau régime a mesuré sa fragilité et son isolement. Au sortir de la bataille – qui s’est soldée par un retour aux frontières de chacun des belligérants –, la théocratie iranienne forge sa doctrine de défense.
Avec l’emploi des gaz de combat, Bagdad n’a pas hésité à user d’une arme de destruction massive. Téhéran réagit et relance un programme nucléaire amorcé par le pouvoir déchu, la dynastie Pah lavi, mais arrêté par la révolution islamique. Simultanément, le régime des mollahs se dote d’un arsenal de missiles sans cesse plus perfectionnés.
Enfin, il décide que la guerre ne doit plus avoir lieu sur le territoire iranien : il faut une ligne de défense à l’ouest. L’Iran va former et armer des milices amies dans les communautés chiites du monde arabe – Irak et Liban, notamment – pour promouvoir ses intérêts au-delà de ses frontières. Nucléaire, missiles et milices : c’est ce triptyque à la base de la défense du régime qui est touché, diminué, avec les lourdes pertes infligées par Israël au Hezbollah.
Un mouvement affaibli
Dans cet ensemble, la puissance de feu du parti-milice libanais, on parle de plus de cent mille missiles fournis par Téhéran, a une fonction bien précise et qui n’a rien à voir avec la cause palestinienne. Cette collection d’engins volants aurait la capacité de saturer le bouclier antimissile de l’Etat hébreu. Elle menacerait toutes les villes israéliennes. Elle est là pour mettre les installations nucléaires de la République islamique à l’abri d’une attaque israélienne ou israélo-américaine : si vous visez nos sites, nous frapperons vos villes. Cette dissuasion semble avoir plutôt fonctionné. Téhéran a développé son programme nucléaire à l’abri des rampes de lancement du Parti de Dieu.
Mais celui-ci, en cet automne de fer, est décapité, son chef, Hassan Nasrallah, enseveli sous les bombes israéliennes ; ses commandants sont décimés, ses miliciens tués par centaines et une bonne partie de son arsenal est détruite. Le Hezbollah, l’un des boucliers arabes au service de la superpuissance régionale iranienne, est durement atteint. Depuis un an, par solidarité avec les Palestiniens de Gaza, il bombarde le nord d’Israël. Nasrallah a parié sur une réponse « contenue » de l’Etat hébreu. Il s’est trompé.
Aujourd’hui, l’Iran voit le « leader » de sa galaxie milicienne arabe – qui comprend aussi les milices irakiennes, les houthistes yéménites et, bien que sunnite, le Hamas palestinien – singulièrement affaibli. Perte substantielle. En contrepartie de l’aide reçue, le Parti de Dieu a toujours obéi quand il fallait assassiner et enlever au service de ses maîtres iraniens ; faire la guerre en Syrie pour sauver la famille régnante Al-Assad alliée de la République islamique ; affamer puis participer au massacre des Palestiniens du camp de Yarmouk dans la banlieue de Damas ; stocker des explosifs dans le port de Beyrouth et garantir, par la violence si nécessaire, le droit de veto de l’Iran sur l’avenir du Liban.
Le Parti de Dieu a sans doute encore des ressources, notamment certains de ses missiles les plus sophistiqués. Pour en user, il lui faut le feu vert de l’Iran. Que décidera le Guide suprême, Ali Khamenei ? Une certitude : le régime de Téhéran sera toujours guidé par son objectif prioritaire, sa propre survie.