The Wall Street Journal
DOHA, Qatar — L’Iran affirme que son tout dernier drone peut transporter jusqu'à 13 bombes grâce à un turbopropulseur capable de lui faire parcourir plus de 1 600 kilomètres, à 35 000 pieds d’altitude. Mais ce qui le rend si particulier, c’est son nom inscrit au pochoir sur le fuselage gris mat : « Gaza ».
Une maquette de ce nouveau fleuron de l’industrie de défense iranienne a été exposée ce moisci lors d’un salon international de l’armement à Doha. C’était la première fois que le drone était dévoilé en dehors de l’Iran, aux côtés de produits rivaux américains, chinois et turcs.
Depuis l’expiration, en octobre, des restrictions imposées par les Nations unies sur les exportations de missiles et de drones iraniens, Téhéran vend de plus en plus ses équipements militaires sur le marché international, ce qui suscite l’inquiétude des Etats-Unis et de leurs alliés. Les mesures onusiennes faisaient partie du pacte nucléaire multilatéral avec l’Iran – connu sous le nom de Plan global d’action conjoint – dont les États-Unis se sont retirés en 2018 sous l’administration Trump.
Pendant des années, Téhéran a fourni gratuitement des armes à ses alliés du Moyen-Orient pour les aider à mener à bien leurs opérations. Des drones et des roquettes fournis ou conçus par l’Iran ont ainsi joué un rôle important dans les récentes attaques menées par des forces soutenues par la République islamique, notamment l’assaut du Hamas contre Israël le 7 octobre, qui a déclenché la guerre de Gaza.
Les armes iraniennes ont également été utilisées lors d’affrontements indirects entre l’Iran et les Etats-Unis, notamment dans une attaque de drone menée en janvier en Jordanie par une milice irakienne soutenue par Téhéran, qui a coûté la vie à trois soldats américains.
A Doha, il ne fait toutefois aucun doute que l’industrie de défense iranienne devient de plus en plus populaire.
Le nouveau drone Gaza, baptisé ainsi par l’Iran en signe de solidarité avec les Gazaouis après l’escalade du conflit israélo-palestinien en 2021, représente une menace grandissante pour les intérêts des Américains et de leurs alliés. Avec un rayon d’action annoncé de 2 000 kilomètres, une envergure de 20 mètres et une liaison satellite, cet avion sans. pilote pourrait atteindre Israël depuis l’Iran en étant équipé de 13 bombes à guidage de précision. Téhéran affirme que l’aéronef est opérationnel. En comparaison, le Shahed-129, un drone iranien plus ordinaire, ne transporte que quatre explosifs.
Le Shahed a néanmoins contribué à la croissance rapide de l’industrie iranienne de l’armement. Téhéran a vendu pour environ 1 milliard de dollars d’équipements militaires entre mars 2022 et mars 2023, soit trois fois plus que l’année précédente, a indiqué en novembre le vice-ministre iranien de la Défense, Mahdi Farahi.
Les récents accords de défense iraniens comprennent un contrat de vente de missiles balistiques à courte portée conclu avec Moscou, selon des responsables américains, et la livraison de drones kamikazes au gouvernement soudanais pour sa guerre menée depuis onze mois contre les groupes rebelles, d’après des responsables sécuritaires africains.
Avant le mois d’octobre, de telles ventes auraient été interdites ou extrêmement difficiles, puisqu’elles auraient nécessité l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Les Etats-Unis ont imposé des sanctions au ministère iranien de la Défense – dont les services ont réservé le stand à Doha – en raison de ses liens avec l’armée russe, ainsi que contre les fabricants de drones iraniens. Washington a également placé le Corps des gardiens de la révolution islamique – qui contrôle l’industrie iranienne de la défense – sur la liste des organisations terroristes. Un représentant du ministère iranien de la Défense s’est refusé à tout commentaire.
Sur le stand iranien du salon de Doha, les visiteurs ont feuilleté des brochures rédigées en russe vantant les mérites d’une douzaine de produits, dont un nouveau missile de défense antiaérienne. Un prospectus faisant la promotion d’un lanceur spatial était, lui, imprimé en espagnol, un rappel du déploiement récent par le Venezuela de patrouilleurs équipés de missiles guidés anti-navire de fabrication iranienne. D’autres dépliants, en farsi et en anglais, promouvaient de nouveaux missiles de croisière anti-navire et des systèmes radar, soit le genre de technologies utilisées par les rebelles houthis au Yémen pour cibler les vaisseaux américains.
L’Iran a fait de sa capacité à fournir des moyens de guerre asymétrique – c’est-à-dire à se faire le champion des David contre les Goliath – un argumentaire de vente. Une plaquette commerciale décrit ainsi les fusils d’assaut iraniens comme les mieux adaptés « à la guérilla et ce, quelles que soient les conditions climatiques ».
Mohammed Fath Alrahman, un haut fonctionnaire soudanais, s’est rendu à Doha avec une liste détaillée d’armes à acheter dans le cadre de la bataille menée par son gouvernement contre les rebelles soutenus par la Russie. Après avoir rencontré des responsables iraniens de la défense sur le salon, M. Alrahman, qui représente une milice soutenue par le pouvoir, explique qu’il a discuté de l’acquisition de 1 000 fusils de précision et d’équipements de vision nocturne. Les équipements iraniens sont une bonne afaire, selon lui.
« La qualité est moyenne, mais c’est moitié moins cher [que la concurrence] », souligne M. Alrahman.
Les responsables iraniens de la défense ont également fait la connaissance de représentants de Barzan Holdings, l’entreprise publique de défense du Qatar, qui ont examiné des fusils d’assaut de fabrication iranienne. Barzan Holdings n’a pas répondu à une demande de commentaire.
« Je suis très impressionné par leurs technologies en matière de missiles à moyenne portée », a confié un officier supérieur de l’armée de l’air du Qatar, qui visitait le stand en uniforme, avec képi et épaulettes. Il a précisé que la décision d’acheter ou non ces armes ne lui appartenait pas.
Les responsables qataris de la défense ont rendu une visite de courtoisie au stand de l’Iran, comme ils l’ont fait pour tous les exposants, selon une personne connaissant bien les dessous du salon.
Non loin de là, un officier de marine des Gardiens de la révolution iraniens, reconnaissable à son insigne composé de deux mitrailleuses croisées sur fond bleu, déambulait devant le grand stand des exposants américains. Parmi les entreprises venues des Etats-Unis, premier exportateur d’armes au monde, figuraient Lockheed Martin, Boeing, General Atomics et Northrop Grumman, fabricant du drone de reconnaissance que l’Iran a abattu en 2019.
Le nouveau drone iranien illustre la volonté de l’Iran de rattraper le MQ-9A Reaper de General Atomics, le drone utilisé par les Etats-Unis en 2020 pour tuer le général de division Qassem Soleimani.
Le porte-parole de General Atomics, Mark Brinkley, a expliqué qu’il était au courant que le nouveau drone iranien serait présenté à Doha, mais a relevé que cet aéronef ne pouvait transporter qu’un tiers de la charge utile du MQ-9. « De nos jours, les contrefaçons... sont nombreuses, a ajouté M. Brinkley. Notre modèle a souvent été imité, mais jamais égalé. Ne vous laissez pas abuser par de pâles copies. »
La présence iranienne au salon de l’armement a néanmoins mis le Qatar, un allié des Américains qui accueille la plus grande base militaire des Etats-Unis de la région, dans une position délicate.
Les Américains ont contacté les Qataris au sujet de la présence de l’Iran au salon, a déclaré un porte-parole du département d’Etat. « Nous restons très préoccupés par les eforts déployés par l’Iran pour amplifier sa prolifération d’armes dangereuses qui prolongent et exacerbent les conlits dans le monde entier », a ajouté le porte-parole.
Le Qatar, petite nation du Golfe riche en ressources énergétiques, est habitué à ce genre de numéro d’équilibriste. Doha a contribué à la négociation d’un accord, aujourd’hui gelé, d’échange de prisonniers détenus en Iran contre des milliards de dollars et tente actuellement de parvenir à un cessez-le-feu à Gaza.
Au moment où se déroulait le salon, le cheikh Mohammed bin Abdulrahman al-Thani, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères du Qatar, se trouvait à Washington pour recevoir les remerciements du secrétaire d’Etat Antony Blinken pour ses eforts visant à faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire aux Gazaouis.
Autoriser une présence symbolique de l’Iran, en lui laissant la possibilité de participer au salon de l’armement, s’inscrit dans la politique de Doha visant à apaiser Téhéran, explique un ancien haut fonctionnaire qatari. Aucun contrat d’armement n’a été signé par le ministère iranien de la Défense au cours du séjour de sa délégation, que ce soit sur le salon ou en marge de celui-ci, selon la source bien informée précitée.
Le salon a également permis aux agences de renseignement occidentales de recueillir des informations sur les dernières technologies iraniennes. Sur le stand de l’Iran, un homme qui s’est ensuite présenté comme un fonctionnaire allemand dressait la liste de toutes les armes sur son téléphone.
Les rivaux directs de l’Iran sur le marché de la défense, à savoir la Chine et la Turquie, se sont également intéressés aux avancées de Téhéran. Un responsable turc de la défense a semblé convaincu que les technologies d’Ankara resteront capables de triompher des nouveaux venus. « Leurs drones afrontent les nôtres en Ukraine. Les nôtres sont très précis, alors qu’eux doivent en sacrifier une douzaine pour atteindre leur cible », assure-t-il.
De leur côté, les fabricants chinois ont déclaré qu’ils subissaient une concurrence déloyale de la part des missiles iraniens, moins chers et de moindre qualité. Un officiel du pays présent sur le stand de Pékin à Doha a indiqué que les armes iraniennes étaient essentiellement des contrefaçons.
« Ils font souvent de la rétroingénierie sur nos produits », a-til affirmé.