DÉCRYPTAGE - Au sommet de Washington, les 32 alliés discuteront de la mise en œuvre de leurs plans de défense régionaux.
Par Nicolas Barotte, Le Figaro
À huis clos, les alliés vont jouer cartes sur table. « Les plans de défense ont été approuvés l’année dernière. Maintenant, nous allons voir l’écart avec ce qu’il y a dans le réfrigérateur », observe un haut gradé français, lucide sur les ambitions de l’Alliance et les moyens militaires réels dont elle dispose. Lors du sommet de Vilnius, l’Alliance atlantique avait adopté une « famille de plans », c’est-à-dire les options militaires élaborées précisément en fonction des scénarios d’une attaque de la Russie. Lors du sommet de Washington, qui se déroule jusqu’à jeudi, les alliés se livreront à un exercice de transparence les uns envers les autres, sur ce que chaque armée peut promettre et fournir. L’exercice sera parfois douloureux. Il est urgent, compte tenu du risque de guerre qui n’est plus seulement une hypothèse théorique. Mais l’Otan doit être prête à se défendre « ce soir » s’il le faut, répète-t-on au sein de l’Alliance.
« Nous sommes dans une situation où nous avons les armées les plus faibles de l’histoire récente, avec la frontière la plus longue avec la Russie », poursuit l’officier français. « La guerre en Ukraine va durer », ajoute-t-il. Elle contraint l’Otan à se concentrer sur ses fondamentaux : la défense de ses territoires.
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, l’Otan a déployé quatre bataillons supplémentaires le long de sa frontière est, pour les porter à huit. Ces forces étaient initialement pensées pour concrétiser la solidarité transatlantique. Une attaque russe contre l’un des pays aurait impliqué des forces alliées et déclencher l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, qui prévoit la solidarité entre États membres. Cette stratégie n’est plus jugée suffisante, et le mantra de l’Alliance suppose maintenant de défendre chaque pouce du territoire. Les alliés veulent éviter la stratégie du fait accompli et un conflit qui se gèlerait peu après son déclenchement. La logique de renfort et de riposte pour « punir » une attaque, comme imaginée durant la guerre froide, n’est plus jugée suffisante. Les alliés veulent désormais dissuader la Russie en « l’empêchant » d’espérer un gain. Il s’agit « de repousser plutôt qu’expulser », résument les textes alliés.
Les armées montent en puissance. L’année prochaine, Français, Britannique ou encore Canadiens s’exerceront à des déploiements au niveau brigade, c’est-à-dire de l’ordre de 4 000 soldats. En Lituanie, l’Allemagne a prévu d’installer une brigade permanente, même si la Bundeswehr ne semble pas encore en avoir les moyens. Les Occidentaux manquent de ressources humaines pour aligner autant de brigades que nécessaire.
Les plans de défense sont évidemment tenus secrets. Pour gagner en cohérence, ils ont été régionalisés : la défense de l’Alliance est répartie en trois zones, nord, centre et sud. L’Alliance veut aussi restructurer sa chaîne de commandement pour la rendre plus réactive aux menaces. La zone atlantique et le nord de l’Europe sont aujourd’hui commandés depuis Norfolk aux États-Unis… Mais la géographie de l’Alliance a changé. Un nouveau centre de commandement terrestre va s’installer en Finlande, qui a rejoint l’Otan l’année dernière.
Même si l’Alliance conserve une vision « à 360 degrés », les préoccupations se concentrent évidemment dans les pays Baltes, autour de l’enclave de Kaliningrad, entre la Lituanie et la Pologne et le long de la Finlande. Des réflexions sont ouvertes pour relocaliser le commandement opérationnel de Brunssum, en Allemagne.
Face à ces risques, les pays Baltes et la Pologne ont aussi annoncé leur intention de construire à leur frontière une ligne de défense composée de bunkers, de dents de dragon et minée si nécessaire. La Pologne a prévu d’augmenter les effectifs militaires le long de sa frontière de 6 000 aujourd’hui à 17 000, dont 9 000 en réserve.
Les plans alliés prévoient aussi exactement les forces que chaque armée devrait fournir. Le « Nouveau modèle de forces » prévoit de pouvoir mobiliser 300 000 soldats en 30 jours. « Il demande un effort substantiel pour les Européens et suppose de traiter des sujets concrets comme la logistique ou l’entraînement. L’effort à faire n’est pas terminé », observe l’ancien secrétaire général adjoint de l’Otan Camille Grand. L’Alliance détaille aussi les matériels requis. Les Européens ont besoin d’investir dans les capacités de frappe dans la profondeur, tels que les Himars américains, ou des moyens de défense aérienne. L’état des lieux souligne les lacunes européennes et la dépendance du continent vis-à-vis des États-Unis pour certaines capacités dites critiques, comme les capacités spatiales ou de renseignement. Mais les efforts budgétaires consentis par les Européens visent actuellement à seulement remettre à niveau leurs armées après des décennies de sous-investissement. La disponibilité de certains moyens se révèle critique.
À l’époque de la guerre froide, les alliés se préparaient à une invasion terrestre par les forces du pacte de Varsovie. Les Européens devaient tenir les positions le temps de voir les renforts arriver. Aujourd’hui, les Occidentaux envisagent aussi des incursions russes limitées, pour tester la résilience de l’Alliance, ou encore des opérations complexes, mêlant les domaines d’opération traditionnels aux nouveaux champs de bataille que sont le cyber, le spatial, les fonds marins ou encore la lutte d’influence. « À chaque période historique se rapporte un type de guerre. Il y a eu les guerres agricoles : pour l’emporter, il fallait priver l’adversaire de ressources, puis les guerres industrielles, où la production d’armements était cruciale. Aujourd’hui nous sommes dans des guerres numériques », analyse la source française.
La régénération des forces russes, épuisées par la guerre en Ukraine, pourrait prendre de trois à quatre ans selon les estimations les plus pessimistes au sein de l’Otan. S’il est mis à profit, ce délai permettrait aux forces alliées et principalement européennes de reconstituer leurs stocks. Actuellement, ils sont au plus bas et insuffisants pour soutenir une guerre longue. Mais l’Alliance est consciente de son retard. « Aujourd’hui les 4 C sont alignés : cash, combat power, capabilities et coopération », explique, selon la formulation anglaise Guillaume Lasconjarias, professeur associé à la Sorbonne et spécialiste des questions de défense. L’argent est désormais disponible pour reconstituer des capacités qui redonneront de la puissance de combat à une coalition qui sait nouer des coopérations efficaces. Par exemple, les pays alliés se sont enfin saisis de la question de la « mobilité militaire » pour faciliter les déplacements logistiques de leurs forces entre les différents pays. L’Allemagne, qui occupe une place géographiquement centrale, élabore un plan de corridors militaires. Les besoins de financement s’élèvent à 30 milliards d’euros en Allemagne pour rénover les infrastructures.
« L’Otan est-elle prête pour la guerre ? Si la question avait été posée en 2021, la réponse aurait été non. Aujourd’hui, ce n’est pas encore un oui, mais c’est plus qu’un peut-être », estime le chercheur Guillaume Lasconjarias. Malgré leurs faiblesses, les forces de l’Alliance demeurent potentiellement supérieures à celles de la Russie. Sans compter les moyens américains, les alliés disposent sur le papier d’une réserve de 1,8 million de soldats, de 6 000 chars et de 2 500 avions, contre 1,1 million côté russe, 2000 chars et 1300 avions. La principale faiblesse vient du manque de munitions, de pièces détachées et de capacités à prendre des risques. Ces forces sont aussi adossées à une dissuasion nucléaire, complétée par les forces stratégiques américaine, britannique et française.
C’est pourquoi la Russie ne suit pas la stratégie d’une confrontation directe et d’ampleur, mais plutôt un affrontement « hybride » fait d’attaques cyber. Elle investit dans des capacités spatiales pour menacer les satellites dont sont dépendants les Occidentaux, ou dans les grands fonds marins, pour viser les câbles sous-marins.
La Russie vise les zones grises de l’Alliance. Spatial, cyber… Les capacités américaines et européennes sont inégales, et la coopération, encore récente dans ces domaines de souveraineté. La définition du seuil de franchissement de l’attaque hybride à la guerre revient aussi à chaque État, ce qui entrave le recours à la solidarité alliée. « Activer l’article 4 ou l’article 5 relève d’une décision nationale », explique Tuuli Duneton, sous-secrétaire d'État à la Défense d’Estonie. « En Estonie, les activités (hybrides de la Russie) n’ont pas atteint ce seuil », ajoute-t-elle, alors que son pays est soumis depuis des années à des attaques cyber ou à des actes d’intimidation.
« En matière de guerre hybride, certains sujets peuvent relever de l’Otan et d’autres pas. L’Otan a des savoir-faire, par exemple en matière de guerre électronique ou de cyber, où il existe des moyens d’assistance entre États-membres », explique Camille Grand, du think-tank ECFR. Le Montenegro en a profité par exemple après une attaque massive. « Dans le champ informationnel, c’est encore plus compliqué. Il ne revient pas à l’Otan de contrer les processus de déstabilisation électorale. Mais cela peut avoir un impact sur la solidité de l’Alliance. L’Union européenne a un rôle plus central à jour dans ce domaine », poursuit le chercheur. Avant les élections européennes et législatives, les services français ont noté une recrudescence des attaques informationnelles. Si leur impact ne doit pas être exagéré, elles font partie de l’affrontement auquel les Européens doivent se tenir prêts, pas seulement maintenant, comme le veut la doctrine alliée, mais sur le long terme.