Abdulaziz Al-Muzaini, créateur d’une franchise de dessins animés diffusée sur la plate-forme de streaming depuis 2021, a été condamné à treize ans de prison. La monarchie a visiblement peu goûté cette émission qui jetait un regard satirique sur la société saoudienne.
Par Irène Sulmont, Le Monde
S’il est un domaine dans lequel l’Arabie saoudite du prince héritier Mohammed Ben Salman ne cesse de battre des records, c’est bien celui des châtiments ubuesques. Dans une vidéo d’appel à l’aide, publiée fin juin sur les réseaux sociaux et supprimée le jour même, Abdulaziz Al-Muzaini, le producteur d’une franchise de dessins animés satiriques diffusée sur Netflix, affirme avoir été condamné à une peine de treize ans de prison assortie d’une interdiction de quitter le territoire de trente ans.
La sentence infligée au créateur, qui clame dans la vidéo n’avoir « jamais grillé un feu rouge », a suscité l’indignation. A la tête d’un studio d’animation en Arabie saoudite, il semblait être dans les bonnes grâces du pouvoir saoudien, participant à des événements organisés par le gouvernement et bénéficiant d’articles flatteurs dans les médias officiels.
Diffusé initialement sur YouTube, à partir de 2014, puis sur Netflix depuis 2021, le programme Masameer County est présenté comme « un regard humoristique sur une Arabie saoudite en mutation ». Il aborde des sujets tabous, comme les conflits entre tribus et le djihadisme, faisant même allusion à l’homosexualité, un crime passible de la peine de mort dans le royaume. Succès d’audience, au point qu’une deuxième saison a été mise en ligne par la plate-forme de streaming en 2023, la série a provoqué la colère des dirigeants saoudiens.
Une peine aggravée en appel
Les ennuis judiciaires de M. Al-Muzaini commencent en 2021, lorsque des poursuites sont ouvertes contre lui par le parquet de Riyad. En 2023, la Cour criminelle spécialisée, célèbre tribunal antiterroriste, connu pour mener des procès inéquitables et prononcer des châtiments d’une sévérité caricaturale, le condamne à treize ans de prison et treize années d’interdiction de voyager. Une peine qui a été aggravée en appel au mois de juin, avec l’interdiction de sortie du territoire portée à trente ans.
M. Al-Muzaini ayant la double nationalité américaine et saoudienne, le département d’Etat américain a déclaré jeudi 4 juillet que Washington suivait l’affaire. « Nos ambassades et nos consulats veillent à ce que les citoyens américains à l’étranger fassent l’objet d’une procédure judiciaire équitable et transparente », a assuré un porte-parole.
« Le projet de “MBS” [le surnom de Mohammed Ben Salman], c’est le musellement du peuple saoudien, s’alarme Lina Al-Hathloul, chargée de plaidoyer à l’ONG Al-Qst, spécialisée dans la défense des prisonniers d’opinion saoudiens. Le tribunal de sécurité nationale agit dans l’ombre, avec des procès à huis clos. Les juges ne sont pas obligés de faire état des éléments à charge et ils disposent de pouvoirs discrétionnaires. »
La qualification de « terroriste » est rendue possible par la loi saoudienne de 2017 sur la « lutte contre les crimes de terrorisme et leur financement ». Cette législation « criminalise un large éventail d’actes pacifiques qui n’ont rien à voir avec le terrorisme », selon Human Rights Watch.
Parmi les cas les plus médiatisés, figure celui de Salma Al-Chehab, une étudiante en médecine dentaire et mère de deux enfants, condamnée en 2023 à vingt-sept ans d’incarcération suivis de vingt-sept ans d’interdiction de voyager, pour avoir publié des tweets en faveur des droits des femmes. La même année, Mohammed Al-Ghamdi, un enseignant à la retraite, s’est vu infliger la peine de mort par la même Cour criminelle spécialisée pour de simples messages dénonçant les violations des droits humains dans le royaume.
« Tout peut être considéré comme terroriste, à partir du moment où les autorités considèrent que cela porte atteinte à la “sécurité de l’Etat”, commente Lina AlHathloul. Depuis que “MBS” est devenu prince héritier, en 2017, les condamnations pour dissidence ont augmenté de façon exponentielle. Les personnes sont jugées pour de simples tweets et elles ont l’interdiction de recourir à un avocat pour leurs procès, ajoute-t-elle. Lorsqu’elles font appel, la peine est revue à la hausse. »
L’action de « MBS » reste ainsi marquée par une profonde ambivalence : d’un côté un assouplissement en matière de mœurs, qui a conduit notamment à l’octroi aux femmes du droit de conduire et à l’organisation de concerts de musique dans le royaume ; de l’autre un durcissement dans le domaine politique, qui se traduit par une intolérance absolue à l’égard de la moindre contestation. Mohammed Ben Salman est plus que jamais le prince aux deux visages, un autocrate modernisateur, qui transforme l’Arabie saoudite, pour le meilleur et pour le pire.