Les tensions entre le prince héritier saoudien et son ancien mentor, le président des Emirats arabes unis, s’affichent désormais au grand jour, autant sur la politique énergétique que sur leur positionnement géopolitique dans la région.
Par Hélène Sallon – (Beyrouth, correspondante) Le Monde
De la détente avec l’Iran à la guerre au Soudan, en passant par la crise ukrainienne, Mohammed Ben Salman imprime partout sa marque. Depuis que le président américain, Joe Biden, est venu le courtiser à Riyad en juillet 2022, suivi en décembre de son homologue chinois, Xi Jinping, le prince héritier saoudien fait une ascension fulgurante dans les affaires du monde.
A 37 ans, sortant de plus de quatre ans d’isolement après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018, le jeune prince poursuit sa mue avec le trône saoudien en ligne de mire. Mais son affirmation comme homme le plus puissant du Moyen-Orient aiguise la rivalité, désormais étalée au grand jour, avec son ancien mentor de 62 ans, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, le président des Emirats arabes unis (EAU), jadis détenteur du titre.
L’alliance étroite que les deux hommes, surnommés en miroir « MBS » et « MBZ », avaient nouée à l’arrivée du jeune prince au pouvoir, aux côtés de son vieux père, le roi Salman, en 2015, s’est délitée. Après avoir façonné, main dans la main, la politique régionale pendant près d’une décennie, chacun boude depuis plusieurs mois les initiatives de l’autre. « MBZ » était absent au sommet arabe organisé autour de Xi Jinping à Riyad. Il n’est pas non plus venu au sommet de la Ligue arabe à Djedda qui a réintégré la Syrie, en mai. « MBS », lui, ne s’est pas montré à la réunion des dirigeants arabes à Abou Dhabi en janvier.
La rupture n’est pas totale. Le 27 juillet, « MBS » a ainsi appelé « MBZ » pour lui adresser ses condoléances après la mort de son demi-frère Saïd. Mais il y a entre eux davantage que des bouderies, à en juger par des confidences partagées avec des journalistes saoudiens et révélées par le Wall Street Journal, le 18 juillet. Les Emirats arabes unis « nous ont poignardés dans le dos. (…) Ils vont voir de quoi je suis capable », aurait confié, en décembre, le prince héritier. Sans réponse des EAU à une liste d’exigences qu’il leur aurait adressée, « MBS » s’est dit prêt à prendre des mesures punitives à l’image du blocus que les deux puissances avaient imposé au Qatar de 2017 à 2021.
Après leurs désaccords sur le conflit au Yémen, le pétrole a envenimé leur relation. Mohammed Ben Salman n’a pas supporté « la mauvaise publicité » que lui ont faite les Emiratis à Washington, critiquant en privé les coupes qu’il a imposées en octobre 2022 avec Moscou dans le cadre de l’OPEP+, le forum des principaux exportateurs de pétrole.
« Ennemis communs »
« Les Emirats se présentent comme les alliés les plus fidèles [des EtatsUnis] et “MBS” comme l’enfant gâté qui met le bazar », commente Bernard Haykel, spécialiste de la péninsule Arabique à l’université Princeton. « MBZ » reproche, lui, au prince saoudien sa proximité avec la Russie au sein de l’OPEP+, et des décisions qu’il a prises sans le consulter, comme l’accord qu’il a signé avec l’Iran, en mars.
A Riyad comme à Abou Dhabi, on s’est empressé de nier toute tension dans la relation. « Les deux dirigeants se respectent et se coordonnent, avec une même vision pour la région. Ils ne sont pas sur la même longueur d’onde à 100 %, mais au moins à 70 %. Cela suffit », assure Abdulkhaleq Abdulla, un analyste proche de la couronne émiratie. « L’Arabie ne va pas faire aux Emirats ce qu’ils ont fait au Qatar. Ces deux pays sont liés par une alliance stratégique très forte et des ennemis communs : l’islam politique et l’Iran, abonde M. Haykel. Leur rivalité est structurelle, et non idéologique comme avec le Qatar. » Vu de Riyad, explicite-t-il, les Emirats sont un petit pays aux ambitions géopolitiques un peu démesurées et leur refus d’accepter que l’Arabie joue dans une tout autre cour commence à poser problème.
« “MBZ”, souvent décrit comme le mentor du premier, accepte difficilement que le jeune prince saoudien empiète sur ses plates-bandes, lui qui dirige un pays à l’avant-poste de la modernité du Golfe », estime Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur de France à Riyad, chargé de la communication du royaume en France au sein du cabinet ESL & Network. « MBZ » reproche à son ancien protégé son « ingratitude ». « Plus “MBS” s’est approché du trône, plus il lui est devenu inconcevable d’accepter un rôle de junior face au chef d’un plus petit pays », note Cinzia Bianco, chercheuse au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR).
Le lien tissé entre « MBS » et « MBZ » dès leur rencontre en 2015 avait consolidé l’alliance déjà ancienne entre l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. De la guerre au Yémen, qu’ils ont lancée en février 2015 contre les rebelles houthistes alignés avec l’Iran, au boycott du Qatar, les deux hommes forts du Golfe ont mené, en tandem, une diplomatie offensive dans un contexte de désengagement américain au Moyen-Orient. Ambitieux, ils ont voulu imposer un nouvel ordre régional, calqué sur leur hostilité commune à l’égard de l’Iran et de l’islam politique incarné par les Frères musulmans. Mais leurs priorités divergeaient déjà : l’Iran pour « MBS », l’islam politique pour « MBZ ». « Les deux ont accepté de se rejoindre à mi-chemin car la chose fondamentale qu’ils avaient en commun est qu’ils voulaient ouvrir la voie vers le trône pour Mohammed Ben Salman en Arabie saoudite », estime Cinzia Bianco.
Séduit par le volontarisme du jeune prince, « MBZ » s’est mis à son service pour l’imposer à la place de son cousin Mohammed Ben Nayef. Les responsables émiratis ont fait du lobbying en sa faveur à Washington pour obtenir du président Donald Trump qu’il vienne à Riyad, en 2017. Un mois plus tard, « MBS » menait une révolution de palais pour devenir prince héritier. « Pour “MBZ”, l’idée d’avoir comme chef du plus important pays de la région non seulement un allié, mais un allié junior, était une opportunité sans prix. Il savait que “MBS” le vénérait et voulait marcher sur ses pas pour que l’Arabie ressemble davantage aux Emirats », poursuit l’experte de l’ECFR. Bluffé par la modernité dans laquelle ont été propulsées Abou Dhabi et Dubaï en dix ans, « MBS » a repris les mêmes recettes pour moderniser son royaume dans le cadre du projet « Vision 2030 ».
En grand frère bienveillant, « MBZ » a passé à son jeune protégé ses pires erreurs, comme la séquestration de l’ex-premier ministre libanais Saad Hariri en 2017 et l’assassinat de Jamal Khashoggi en 2018. Les Occidentaux ont, eux, pris leurs distances avec « MBS », désigné par la CIA comme l’ordonnateur de la liquidation du journaliste. « “MBS” pensait que “MBZ” userait de tout son poids pour faire du lobbying en sa faveur aux Etats-Unis et en Europe comme il l’avait fait en 2017. Il ne l’a pas fait et ça a été une grande déception pour lui », souligne Cinzia Bianco. En 2019, « MBS » a vécu comme une « trahison » la décision des Emirats de retirer leurs troupes au Yémen, sans se coordonner totalement avec lui.
A couteaux tirés sur le pétrole
Non content de s’extraire de ce bourbier, Abou Dhabi a fait le choix de la désescalade avec l’Iran après une série d’attaques par les houthistes et des groupes soutenus par Téhéran contre des installations stratégiques en Arabie et aux Emirats, auxquelles les Américains n’ont pas répondu. Alors que Riyad cherche, à son tour, l’apaisement avec le rival chiite, ses divergences d’intérêts avec Abou Dhabi menacent l’initiative diplomatique qu’il a lancée auprès des houthistes pour qu’ils signent la paix avec le camp loyaliste. Exclus de ces négociations, les EAU continuent de soutenir, de leur côté, le mouvement séparatiste au Sud-Yémen, une base de projection vers la Corne de l’Afrique.
« La concurrence économique s’est aussi durablement installée entre les deux pétromonarchies, Riyad ayant l’intention de concurrencer Dubaï en tant que hub régional », note Bertrand Besancenot. Le royaume saoudien investit aussi des milliards de dollars dans le sport, le tourisme et la culture pour rivaliser avec le voisin émirati en matière de soft power.
Mais ils sont surtout à couteaux tirés sur le pétrole. L’entente passée entre l’Arabie et la Russie au sein de l’OPEP+ va contre les intérêts émiratis. Les EAU ont augmenté leurs capacités de production pour vendre le plus possible avant qu’ait lieu la transition énergétique et pour pouvoir influer sur les cours de l’or noir, comme l’Arabie, le leader mondial. Les coupes qui leur ont été imposées représentent un manque à gagner de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Ils ont menacé de quitter ce forum avant d’être autorisés, en juin, à augmenter légèrement leur production.
La nouvelle lune de miel entre « MBS » et les Américains conforte l’ascendant du jeune prince comme interlocuteur privilégié au Moyen-Orient. « Les intérêts communs entre les deux pays, l’obsession des Emirats pour la sécurité et celle de l’Arabie pour la stabilisation de la région nécessaire à la mise en œuvre de ses mégaprojets devraient servir de garde-fou contre une escalade des tensions qui conduirait au divorce », prédit néanmoins Bertrand Besancenot.
De la réconciliation avec le Qatar et la Turquie à la détente avec l’Iran et la normalisation avec Israël, les deux dirigeants se rejoignent dans une diplomatie d’apaisement à l’échelle régionale, tout en poursuivant leur politique d’endiguement contre la menace iranienne. Ils s’épaulent dans une stratégie de diversification de leurs alliances entre Washington, Pékin et Moscou, et une politique de « neutralité positive » sur des dossiers comme la guerre en Ukraine, convaincus que, si la clé de la sécurité du Golfe est encore en Occident, sa prospérité dépend de l’Asie