Guerre en Ukraine. La politologue analyse la logique de violence perpétuelle menée par l’autocrate russe depuis son arrivée au Kremlin afin de servir ses intérêts.
Propos recueillis par Emma Collet
Vladimir Poutine était loin de lancer sa première guerre, lorsqu’il a envahi l’Ukraine, en février 2022. Il avait déjà fait parler les armes en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée et dans le Donbass, et en Syrie, aux côtés de Bachar el-Assad. Tous ces conflits correspondent à une logique commune, que retrace Marie Mendras, politologue chargée de recherches au CNRS et au Ceri, et professeure à Sciences Po, dans son dernier livre La Guerre permanente. L’ultime stratégie du Kremlin, récemment publié aux éditions Calmann-Lévy. Elle décrit le conflit incessant que mène le Kremlin contre le reste du monde comme un état devenu la norme. Et dont les motivations restent inchangées : la déstabilisation des démocraties et de la sécurité européenne ; et la crainte que sa population exige plus de libertés. Entretien.
L’Express : Pourquoi considérez-vous que mener une guerre permanente est la principale stratégie du Kremlin ?
Marie Mendras : La guerre permanente fait référence à la fois aux conflits que le régime poutinien a choisi de mener contre des pays étrangers depuis 1999, à la confrontation exacerbée avec l’Occident, et à l’état d’exception imposé aux Russes, et pas seulement aux opposants politiques. Ces dernières années, le conflit violent est un état permanent, que subissent directement les Ukrainiens depuis deux ans, et qu’endurent indirectement la population de Russie et aussi l’Europe. Nous sommes otages de la conflictualité incessante et perverse d’un homme qui ne veut pas négocier une sortie des conflits. Vladimir Poutine a démontré qu’il préférait la guerre à la paix, ce que nos gouvernements européens ont mis beaucoup de temps à comprendre. Depuis la guerre de Géorgie en 2008, il envoie son armée bombarder et occuper des Etats indépendants, qui ne menaçaient pas la Russie.
Pourtant, la Russie se dit prête à négocier avec l’Ukraine…
C’est un énième mensonge du Kremlin. J’ai justement adopté la notion de "guerre permanente" après avoir fait le constat qu’à chacune des agressions russes, Poutine ne poursuivait aucun but de paix. Il veut le conflit sans fin, ou bien la paix injuste, sous occupation. Pour se justifier, le Kremlin rentre dans la dynamique du "mensonge permanent" et de l’inversion accusatoire. Il accuse les "nazis ukrainiens" de vouloir détruire la Russie et de commettre de terribles exactions, alors que c’est exactement le contraire qui se passe : les militaires et mercenaires russes ont pour instruction d’anéantir l’Ukraine et les Ukrainiens.
Poutine ne peut pas avouer son désir irrépressible, la guerre sans limite, car il ne survivrait pas à une défaite militaire et politique de la Russie. Il propose des issues inacceptables pour les autres, dans laquelle la Russie serait gagnante. En Ukraine, il exige un changement de régime à Kiev, le maintien de l’annexion illégale de quatre grandes régions et de la Crimée, et un engagement occidental à cesser de soutenir l’Ukraine. La seule proposition du Kremlin est l’annihilation de la république d’Ukraine et de la nation ukrainienne.
Le Kremlin pratique une autre forme de violence, le refus d’intervenir pour protéger des populations. Depuis 2020, il n’a apporté aucun soutien aux Arméniens du Haut-Karabakh [NDLR : enclave peuplée d’Arméniens située en Azerbaïdjan, reprise par la force par l’armée azerbaïdjanaise en septembre 2023]. Face à l’Azerbaïdjan et la Turquie, l’Arménie, enclavée et faible, avait pour seul allié la Russie. Mais Vladimir Poutine a fait le choix de laisser les troupes azerbaïdjanaises écraser les Arméniens, jusqu’à les pousser tous, plus de 100 000 personnes, hors du Haut-Karabakh, et ce malgré les accords de sécurité dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Le régime de Poutine est un régime de voyous, pour qui aucun texte de droit ne tient, ce qu’il assume totalement en violant le droit international.
Cette stratégie de la menace russe envers les pays voisins fonctionne-t-elle ?
Non. Aucun Etat, même dictatorial, ne fait confiance au Kremlin, qui est tombé dans une agressivité paranoïaque et défie la moitié de la planète. La Russie avait pourtant voulu construire une politique de bon voisinage avec les anciennes républiques soviétiques et les Etats satellites d’Europe centrale. Quand Mikhaïl Gorbatchev est devenu secrétaire général du comité central du Parti communiste en 1985, une de ses premières initiatives a été de proposer la "Maison commune européenne", et de mettre fin à la confrontation Est-Ouest. Cette ouverture a précipité l’éclatement de l’URSS, car lorsque le pouvoir central a entrouvert la porte, les "nations captives", selon l’expression du poète et écrivain polonais Czeslaw Milosz, ont retrouvé leur liberté et leur indépendance.
En 1991, Boris Eltsine a été élu président et a tenté de trouver un modus vivendi avec les nouveaux Etats indépendants. Mais il a tout gâché en se lançant dans la guerre en Tchétchénie, république qui avait voté elle aussi son indépendance. En suivant les conseils des renseignements et de l’armée, Eltsine a commis une erreur fatale : une guerre très meurtrière où l’armée russe a été défaite au bout de vingt mois. Cette défaite va mener au pouvoir Vladimir Poutine, alors chef du FSB, qui avait promis à l’armée et aux services de renseignement de prendre leur revanche en Tchétchénie en 1999. La voie était tracée pour un régime autoritaire et corrompu qui est aujourd’hui devenu une dictature guerrière.
Quels sont les points communs entre toutes les guerres menées par Vladimir Poutine ?
Pour le régime russe, aucune de ces guerres ne doit être nommée comme telle : ce sont des "opérations militaires", qui devaient être courtes et victorieuses. Certaines "opérations" sont officiellement motivées par la lutte contre le terrorisme, à commencer par la Tchétchénie, où le terme "terrorisme islamiste" est employé pour la première fois. En Géorgie, le motif officiel pour entrer en guerre en 2008 est de faire tomber le président Mikhaïl Saakachvili et "mettre fin aux exactions" en Ossétie du Sud, tout petit territoire séparatiste, peuplé de Géorgiens et d’Ossètes. Déjà, comme plus tard en Ukraine, le régime russe distribuait des passeports aux Ossètes pour prétendre "défendre ses compatriotes menacés".
Pendant le premier conflit du Donbass en 2014, Moscou accuse le nouveau président ukrainien Petro Porochenko, démocratiquement élu après la révolution de Maïdan, d’être arrivé au pouvoir par un coup d’Etat et de mettre en danger les populations "russophones". Enfin, en Syrie, la Russie soutient directement Bachar el-Assad en entrant en guerre en 2015 à ses côtés pour "lutter contre les terroristes". Les millions de Syriens opposés au dictateur étaient traités de terroristes, et assimilés à Daech qui avait pris le contrôle de l’est du pays.
Concernant la guerre en Ukraine, la Russie a franchi un cap en prétendant être directement menacée dans son intégrité territoriale par Kiev. Or, le discours russe explique depuis des années que les frontières étatiques n’ont pas de valeur si des populations russes ou russophones résident à l’étranger. La Crimée, le Donbass, l’Ossétie du Sud, ou la République séparatiste non reconnue de Transnistrie en Moldavie appartiendraient à une grande Russie "sans frontières". C’est sur la base de ces récits fabriqués que l’armée russe bombarde et détruit des villes entières en Ukraine, et mène des batailles terribles où elle sacrifie de très nombreux hommes (autour de 300 000 hommes tués ou gravement blessés depuis début 2022). C’est ce que nous, Européens, devons comprendre : nous sommes face à une tyrannie militaire qui n’acceptera jamais un cessez-le-feu négocié qui l’obligerait à retirer ses troupes et payer des réparations pour les crimes de guerre commis. Poutine n’envoie pas ses militaires en Ukraine pour mener une guerre impérialiste et conquérante, mais pour écraser l’Ukraine et affaiblir la sécurité de toute l’Europe.
La Russie peut-elle provoquer d’autres guerres à moyen terme ?
L’armée russe et la dictature poutinienne ne sont pas en état de provoquer de nouvelles guerres, car ils sont déjà épuisés par la guerre en Ukraine, la confrontation avec les pays occidentaux, les sanctions. Par cette guerre insensée, Poutine s’est mis à dos la plupart des Etats de la planète et se retrouve très isolé. Il est important de souligner que seuls l’Iran et la Corée du Nord envoient des armes et des drones à la Russie. A l’assemblée générale de l'ONU, seulement la Biélorussie, la Syrie, la Corée du Nord et l’Erythrée ont soutenu l’agression russe ; 141 pays ont voté contre l’agression et le retrait immédiat des troupes russes ; 35 se sont abstenus. Cela démonte le mythe d’un" Sud global" uni derrière la Russie et souligne le caractère propagandiste du triomphalisme anti-Occident de Moscou !
Avant 2022, Poutine était pourtant dans une position plutôt confortable… Pourquoi a-t-il choisi d’agresser l’Ukraine ?
Poutine n’a pas pu se contenter de l’annexion de la Crimée et de l’occupation de l’est du Donbass. En 2016, il avait atteint un équilibre instable, après deux années difficiles, où il avait été traité en paria, exclu du G8, et où les élites dirigeantes avaient été mises sous sanctions. Il avait retrouvé le chemin des capitales européennes, continué de nous vendre des hydrocarbures en quantité, et obtenu une forme de statu quo en Ukraine.
Poutine n’a, en effet, pas supporté la victoire de la révolution Maïdan en février 2014, qui a poussé à la fuite Viktor Ianoukovytch, président ukrainien corrompu et soutenu par les Russes. C’était psychiquement et politiquement insupportable pour Poutine, animé par cette obsession de ne pas laisser les anciennes républiques soviétiques voisines choisir leur mode de gouvernement et leurs partenaires. Car la démocratisation d’un voisin que l’on contrôlait auparavant signifiait qu’il pourrait lui aussi se trouver exposé à la menace des revendications démocratiques dans son propre pays. La rupture avec Kiev posait aussi un problème économique. L’économie russe, corrompue et clientéliste, en partie criminelle, fonctionnait avec les réseaux oligarchiques en Ukraine, et encore aujourd’hui en Géorgie.
L’obsession du Kremlin est que ces pays de l’entre-deux, coincés entre la Russie et nous, ne rejoignent ni l’Union européenne, ni l’Otan, et restent dans un état d’insécurité et de souveraineté faible. Poutine avait jusque-là réussi à nous dissuader. Mais dès 2014-2015, le Kremlin joue l’escalade, avec l’Ukraine et les pays occidentaux. Nous subissons des cyberattaques russes à répétition, l’ingérence russe dans le vote du Brexit et l’élection de Trump en 2016, l’élection présidentielle française en 2017… Le régime Poutine ne respecte plus aucune règle de droit, réprime de plus en plus brutalement la société civile en Russie, et s’enferme dans des passions négatives. Il perd le sens des réalités, et il n’y a plus aucun garde-fou institutionnel en Russie. C’est le règne du "sans-limite" et de l’impunité.
Comment la population réagit-elle ?
La Fédération de Russie est composée de plus de 80 provinces, dont une vingtaine de républiques nationales - Tatarstan, Bouriatie, Carélie, Ingouchie… Même si ces républiques ont des populations mixtes, russes et non russes, elles ne vivent pas à l’heure de Moscou, et n’éprouvent aucune confiance envers le pouvoir central, d’autant plus depuis l’agression de l’Ukraine et la mobilisation, à laquelle n’échappent pas les hommes venus de milieu modeste et de provinces défavorisées.
La classe moyenne qui avait prospéré dans les années 2000, grâce aux prix très élevés du pétrole, s’est en partie exilée : autour de dix millions de personnes ont quitté la Russie depuis 2010, dont environ deux millions depuis 2022. Mais il y a aussi des millions de personnes en Russie qui sont dans la résistance, active ou passive, qui participent aux comités antiguerres et aux comités de mères de soldats, ou qui suivent sur Internet, avec un VPN, les émissions interdites. Ils se souviennent des mots d’Alexeï Navalny en 2011, pour dénoncer des législatives manipulées : "Le parti du pouvoir, Russie Unie, est le parti des escrocs et des voleurs !". Ce slogan avait alors réveillé les électeurs et produit une petite "révolution de couleur" pendant un hiver. Depuis les funérailles de Navalny, le 1er mars dernier, la foule se presse pour lui rendre un dernier hommage.
Il existe trois Russie : la Russie soumise, la Russie en résistance, à l’intérieur comme à l’étranger, et la Russie attentiste, qui ne se positionne pas mais qui comprend que les choses ne vont pas dans le bon sens. Pour résumer l’état d’esprit des Russes, je dirais aujourd’hui que l’inquiétude domine. La population est de moins en moins sûre de ce que disent les autorités, elle est dans l’incapacité de se projeter, de voyager, de rêver… Avec les "cercueils de zinc" des soldats morts au front et les dizaines de milliers de blessés qui reviennent, de plus en plus de personnes en Russie sont en deuil et en désarroi. Cela peut, à un moment, gripper le fonctionnement de la dictature et de son économie de guerre.