Mort du président iranien Ebrahim Raïssi : le régime de Téhéran face à un double défi

Mort du président iranien Ebrahim Raïssi : le régime de Téhéran face à un double défi
الثلاثاء 21 مايو, 2024

La République islamique va devoir présenter un possible remplaçant à Raïssi lors du scrutin prévu le 28 juin et envisager la succession du Guide suprême, Ali Khamenei, 85 ans, alors que le président défunt était pressenti.

Par Ghazal Golshiri et Madjid Zerrouky, Le Monde


La mort à 63 ans du président iranien Ebrahim Raïssi dans un accident d’hélicoptère, le 19 mai, ouvre une période d’incertitude politique en Iran, au moment où le Moyen-Orient est secoué par la guerre à Gaza et alors que se profile la succession du Guide suprême de la République islamique, Ali Khamenei, âgé de 85 ans.

Ebrahim Raïssi est mort après avoir rencontré, dimanche matin, son homologue azéri, Ilham Aliev, à l’occasion de l’inauguration d’un barrage sur la rivière Araxe, le long de la frontière avec l’Azerbaïdjan. Son hélicoptère s’est écrasé dans un épais brouillard, alors qu’il se dirigeait vers la ville de Tabriz, où il devait visiter une raffinerie de pétrole.

La cérémonie funéraire en hommage au président iranien et aux personnes qui l’accompagnaient, dont l’influent ministre des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a commencé mardi matin à Tabriz. Les corps seront ensuite transférés à Téhéran et dans la ville religieuse de Qom pour une procession funèbre. La dépouille mortelle du président sera inhumée dans sa ville natale, Machhad, dans l’est du pays.

Rendant hommage au disparu, lundi 20 mai, le chef du pouvoir judiciaire, Gholamhossein Mohseni-Ejei, expliquait la place acquise par Ebrahim Raïssi dans le jeu politique iranien au fil de sa carrière : « Avant d’accéder à la présidence, M. Raïssi, à l’exception une courte période, a principalement occupé divers postes au sein du pouvoir judiciaire. Ces dernières années, il [était] devenu le point de consensus de divers courants [conservateurs] » qui composent le pouvoir iranien. Autrement dit, si le président défunt n’a pas brillé par ses capacités à gouverner alors que le pays se débat dans une crise économique et que le régime est contesté dans la rue et les urnes, il avait eu le mérite de mettre tout le monde d’accord dans son camp.

Un président loyal au Guide
Avec cette disparition brutale, le régime iranien se retrouve confronté à un double défi : trouver et faire élire un nouveau président en cinquante jours, le délai imparti par la Constitution, et avancer sur la voie périlleuse de la désignation d’un successeur au Guide suprême et homme fort du pouvoir, Ali Khamenei, alors que le nom d’Ebrahim Raïssi était régulièrement évoqué pour lui succéder. Des détracteurs du Guide au sein du régime prêtent à son fils, Mojtaba, 55 ans, l’ambition de le remplacer.

Une élection présidentielle devrait être organisée dès le 28 juin, selon la télévision d’Etat. En attendant, c’est le premier vice-président, Mohammad Mokhber, un homme de l’ombre de 68 ans, qui assume les fonctions de président par intérim.

Depuis son élection en juin 2021, lors d’un scrutin massivement boycotté, Ebrahim Raïssi aura été le président le plus loyal à Ali Khamenei, exécutant sans ciller les ordres et directives du Guide. Ce dernier, échaudé par la défaite de son favori lors de l’élection de 2017 contre le technocrate Hassan Rohani, avait pris soin de baliser le terrain en 2021. Le Conseil des gardiens de la Constitution – une sorte de Conseil constitutionnel qui filtre les candidatures aux élections – avait alors écarté tout prétendant sérieux pouvant se dresser au travers de la route de M. Raïssi

Dominées par le clergé, les institutions de la République islamique reposent sur le Conseil des gardiens de la Constitution et, surtout, sur l’Assemblée des experts. Ce collège de 88 membres doit nommer le successeur du Guide suprême.

Nommé à vie, concentrant entre ses mains tous les pouvoirs, Ali Khamenei a œuvré pendant plus de trois décennies à écarter ses rivaux les plus sérieux susceptibles de peser sur sa succession, en s’appuyant sur les militaires des gardiens de la révolution, l’armée idéologique du régime, et sur des religieux dévoués, à l’image d’Ebrahim Raïssi. L’élection de ce dernier, en 2021, avait parachevé la mise en place d’un pouvoir quasi absolu du Guide sur le pays en neutralisant le faible contre-pouvoir que représente la fonction présidentielle.

Avant l’élection de M. Raïssi, Ali Khamenei était entré en conflit avec chacun des quatre présidents qui avaient servi sous ses ordres, d’Akbar Hachémi Rafsandjani, son vieux rival mort dans des circonstances troubles en 2017, au réformateur Mohammad Khatami, à l’impétueux et imprévisible Mahmoud Ahmadinejad ou au modéré Hassan Rohani. Contrairement à son prédécesseur, le très loyal Ebrahim Raïssi n’aura pas cherché, non plus, à s’immiscer dans les affaires des gardiens de la révolution ou à critiquer leur immixtion systématique dans le domaine de la politique étrangère.

En prévision du scrutin du 28 juin, l’ayatollah Khamenei pourrait, comme en 2021, faire disqualifier tout prétendant susceptible de dévier de la ligne dure qu’il a tracée et des fondamentaux de la politique extérieure iranienne, comme le soutien de Téhéran à ses alliés régionaux ou le maintien de son programme nucléaire. Reste à maintenir sous contrôle les luttes d’influence et de coteries au sein même du camp des ultraconser vateurs, et à tenir compte des désirs des gardiens de la révolution, qui auront immanquablement leur mot à dire.

« Les querelles ont lieu entre le courant idéologique, incarné par Ali Khamenei, et celui qui, sous une apparence militaire et idéologique, est en réalité moins radical et cherche à satisfaire ses intérêts économiques, comme certains membres des gardiens et des responsables politiques tels que Mohammad Bagher Ghalibaf [l’actuel chef du Parlement] », explique le théologien et analyste iranien Mohammad Javad Akbareyn.

Selon lui, la déclaration du chef de l’appareil judiciaire, Gholamhossein Mohseni-Ejei, indique que « ces deux courants s’étaient mis d’accord sur Ebrahim Raïssi. Beaucoup d’efforts avaient été déployés pour faire de Raïssi ce qu’il était devenu : le chef de la riche et puissante fondation qui gère le mausolée du huitième imam chiite, en 2016 ; le chef de l’appareil judiciaire, en 2019 ; et le seul candidat viable, en 2021 après l’invalidation de tous ses adversaires, même ceux qui ont été proches du régime. Comment trouver un autre homme qui lui ressemble ? ».

Sous son administration, l’Iran aura approfondi ses relations avec la Chine et la Russie et a intensifié sa confrontation avec l’Occident et Israël ; deux exercices dans lesquels s’est distingué le ministre des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian. « Ces morts ne changeront rien à la diplomatie de Téhéran et les décisions stratégiques ne vont pas évoluer, parce qu’elles ne sont prises ni par le président ni par le ministère des affaires étrangères, estime cependant Hamidreza Azizi, chercheur à l’institut de recherche Stiftung Wissenschaft und Politik, à Berlin. Dans le dossier du nucléaire, toute négociation et discussion et tout accord avec les Etats-Unis dépendent d’Ali Khamenei et de son feu vert. Dans le cas de la politique régionale, ce sont les gardiens de la révolution qui sont les maîtres du dossier. »

Selon le Wall Street Journal, les négociations avec le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, les trois pays européens impliqués dans la recherche d’un accord encadrant les activités d’enrichissement d’uranium de Téhéran en échange d’une levée des sanctions, qui étaient censées se dérouler à Genève, le 22 mai, ont été suspendues. Elles étaient menées par Ali Bagheri Kani, vice-ministre des affaires étrangères chargé des affaires politiques et principal négociateur, qui occupe désormais le poste de chef de la diplomatie par intérim. Selon le journal américain, des pourparlers avec les Etats-Unis auraient eu lieu à Oman, à la mi-mai. « Après la nomination d’un nouveau chef de la diplomatie, il faudra attendre le résultat de la présidentielle de novembre aux Etats-Unis, explique Hamidreza Azizi. Pendant ce laps de temps, parvenir à un accord sur le dossier nucléaire est très incertain. »

LE SOUTIEN D’UNE BASE CONSERVATRICE
En attendant la nomination d’un nouveau cabinet par le futur président, les Iraniens seront donc appelés une nouvelle fois aux urnes. Les dernières législatives, tenues en mars, ont été marquées par le taux d’abstention le plus élevé de l’histoire de la République islamique, soit 59 %, contre 51 % pour l’élection présidentielle de 2021. Si ces tendances se répètent, la participation à la prochaine présidentielle devrait être très faible.

Ebranlé à partir de septembre 2022 pendant des mois par le soulèvement Femme, vie, liberté, le régime perd en légitimité, mais jouit toujours du soutien d’une base conservatrice dont les intérêts économiques dépendent de la survie du régime. Ali Khamenei fait d’ailleurs tout pour la satisfaire. D’où la campagne brutale menée ces dernières semaines contre les femmes non voilées, qui rappelle la mort en garde à vue de la jeune Mahsa (Jina) Amini, à l’origine des dernières contestations. Cette base devrait rester mobilisée pour plébisciter le candidat favori du Guide.