À défaut de paix définitive, un statu quo mortifère a caractérisé les relations entre Israéliens et Palestiniens au cours des dernières décennies. Les conséquences de la guerre de Gaza et des tensions en Cisjordanie et à Jérusalem-Est augurent d’un temps où se succéderont des conflits encore plus graves.
par Akram Belkaïd - Le Monde Diplomatique
Nul doute que l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023, a fait basculer le Proche-Orient dans une nouvelle ère, avec son lot d’interrogations. La principale concerne l’avenir des Palestiniens. Alors que se poursuivait l’offensive terrestre de l’armée israélienne à l’intérieur de Gaza, deux hypothèses antagonistes revenaient dans les analyses. L’une, optimiste, se projetait sur la fin de crise — quelle qu’en soit l’issue — et tablait sur le fait que les grandes puissances, États-Unis en tête, n’auraient pas d’autre choix que de relancer un processus de paix trop longtemps passé au second plan au profit de la normalisation des relations entre Tel-Aviv et de nombreuses capitales arabes. L’autre, bien plus pessimiste, laisse entrevoir une succession de conflits de plus en plus meurtriers en raison de l’impossibilité d’arriver à une solution acceptable par les deux camps israélien et palestinien.
En 1991, au lendemain de la première guerre du Golfe, Washington, tout à son projet de « nouvel ordre mondial », avait certes réussi à mettre en place les négociations de Madrid – lesquelles allaient être suivies par celles d’Oslo. Mais cette fois-ci rien ne dit que les Israéliens seront disposés à renouer le dialogue. Le choc du 7 octobre causé par les exactions perpétrées par le Hamas contre les populations civiles et la droitisation persistante de la société israélienne constituent des obstacles majeurs. Surtout, le gouvernement de M. Benyamin Netanyahou a deux objectifs prioritaires qui ne peuvent qu’attiser le brasier. D’abord, à court terme, son but est d’éradiquer le Hamas à Gaza mais aussi tous ses sympathisants en Cisjordanie, comme en témoignent les interventions ponctuelles des soldats israéliens à Jénine et à Ramallah. Ensuite, sur le long terme, le premier ministre, comme ses pairs de la droite et de l’extrême droite, ne veut pas entendre parler d’un État palestinien souverain. Ni en Cisjordanie ni encore moins à Gaza.
En finir avec le Hamas
Ces deux exigences continueront donc d’entretenir un climat belliciste dans la région. Vouloir en finir avec le Hamas signifie un usage important de la violence, voire l’« assassinat ciblé » de ses dirigeants à l’étranger. Or l’organisation palestinienne s’est toujours montrée capable de renouveler ses effectifs comme son encadrement, ce qui laisse entrevoir un cycle de vengeances et de représailles. Le pire est à craindre si les pistes évoquées par les cellules de réflexion du ministère du renseignement israélien se concrétisent. Dans une note interne, des analystes recommandent ainsi le transfert définitif de tout ou partie de la population de Gaza dans le Sinaï égyptien. L’enclave serait ensuite rouverte à la colonisation. On imagine sans mal les conséquences d’un tel scénario. Même soumis à la vigilance des services de sécurité égyptiens, le Hamas n’aurait aucun mal à se réorganiser dans les camps de réfugiés du Sinaï, et il finirait tôt ou tard par mener des attaques armées contre Israël ; ce qui enclencherait en retour des ripostes. Surtout, comme l’a bien compris le président Abdel Fatah Al-Sissi – qui s’est dit opposé à ce transfert –, cela attirerait l’Égypte dans la spirale de la violence. Depuis la conclusion de la paix avec son voisin en 1978, Le Caire craint plus que tout d’être entraîné dans une guerre avec Israël, alors que ses défis internes, politiques comme économiques, demeurent nombreux.
L’hypothèse d’un déplacement forcé de population, interdit par le droit international et synonyme de nettoyage ethnique, demeure toutefois peu probable, les ÉtatsUnis s’y étant montrés défavorables. Cela signifie qu’Israël devra soit réoccuper indéf iniment la bande de Gaza – avec ce que cela signifie comme coût humain à payer –, soit trouver le moyen de neutraliser la zone en déléguant sa gestion à un tiers. Ni l’Autorité palestinienne – évincée de l’enclave par le Hamas en 2007 – ni même l’Égypte, ancienne puissance tutélaire, ne seront capables de jouer ce rôle sans s’exposer aux représailles des islamistes. Certes, par lassitude, les Gazaouis se détournaient du Hamas avant l’attaque du 7 octobre. Mais les bombardements aveugles de l’aviation israélienne contre la population civile ont changé la donne. Pour n’importe lequel d’entre eux, du plus jeune au plus âgé, le Hamas s’est affirmé comme la seule organisation palestinienne capable d’oser remettre en cause plusieurs décennies de domination coloniale.
L’engrenage guerrier menace aussi la Cisjordanie. Avant le 7 octobre, nombre d’observateurs pensaient que c’est de là que viendrait l’étincelle avec une nouvelle Intifada. C’est d’ailleurs pour y faire face que l’état-major israélien avait déplacé plusieurs unités habituellement destinées à tenir le Hamas en respect. La guerre à Gaza n’a pas changé la donne. De Ramallah à Hébron, de Bethléem à Jénine, la société palestinienne est une bombe à retardement. C’est d’autant plus vrai que le gouvernement israélien a donné carte blanche aux colons, qui multiplient les attaques contre les villages isolés, le plus souvent avec l’aide ou la protection de l’armée.
Quelles seraient les conséquences d’une nouvelle Intifada en Cisjordanie ? Dans le contexte de l’après-7-Octobre, il est à craindre que le gouvernement israélien y voie l’occasion d’appliquer sa stratégie de séparation et d’enclavement des principales villes palestiniennes pour empêcher toute continuité territoriale entre elles. Cela rendrait impossible l’avènement d’un État palestinien et entérinerait l’annexion rampante des trois quarts du territoire cisjordanien. « Les Israéliens n’attendent qu’une Intifada pour transférer une partie de la population palestinienne de Cisjordanie », relevait ainsi un habitant de Naplouse alors que les bombardements aériens se poursuivaient à Gaza. En 2017, la journaliste israélienne Amira Hass, ancienne correspondante du journal Haaretz à Gaza, avait averti contre la possibilité réelle d’assister au départ de « milliers de bus emmenant vers l’est (Jordanie) ou vers le nord (Liban) des dizaines de milliers de Palestiniens [de Cisjordanie] ».
« Gaza, c’est loin »
Une telle perspective ne pourrait alors que provoquer une guerre régionale. On imagine mal certains acteurs rester les bras croisés. C’est le cas du Hezbollah, qui semblait hésiter à soutenir concrètement le Hamas. Plus de trois semaines après le déclenchement du conflit, la milice libanaise parrainée par Téhéran entretenait la tension à la frontière, mais sans s’engager dans une guerre ouverte. « Gaza, c’est loin », nous avoue un militant en réponse à notre question sur l’attentisme de son parti. À l’inverse, la Cisjordanie, censée être le cœur d’un État palestinien, constitue une autre paire de manches. Ni l’Iran, ni le Hezbollah, ni même la très modérée Jordanie, n’accepteront qu’y soient mis en application les projets entretenus de longue date par M. Netanyahou : pas d’État, quelques villes palestiniennes autonomes mais sans souveraineté étatique et une « Judée-Samarie » – appellation ošcielle de la Cisjordanie définitivement annexée.
Enfin, Jérusalem-Est demeure le lieu où le triptyque « soulèvement des Palestiniens - représailles militaires israéliennes avec transfert de populations - engagement armé d’acteurs régionaux » risque de faire le plus de dégâts. Comme en Cisjordanie, la colonisation forcée de la partie orientale de la ville se poursuit, notamment dans le quartier de Cheikh Jarrah. Tôt ou tard, en l’absence d’accord de paix ou selon le sort des Gazaouis, des événements violents d’une plus forte intensité que par le passé s’y dérouleront. Ce sera alors un test majeur pour la paix régionale.