Contrairement au discours de la propagande, c’est une Russie menacée de stagflation et qui a obéré son avenir de façon suicidaire, qui s’assoira à la table de futures négociations de paix, explique, dans sa chronique,
Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde ».
Si l’armée russe a enregistré ces dernières semaines sa plus forte progression en territoire ukrainien depuis le début du conflit, sur le front économique, les nouvelles sont plus inquiétantes pour Moscou. Le récit méthodiquement entretenu par les autorités selon lequel les sanctions occidentales n’auraient qu’une efficacité limitée et la croissance serait florissante devient de moins en moins crédible. Le nœud coulant des embargos et des restrictions internationales, malgré les tentatives de contournement, est bel et bien en train d’asphyxier à petit feu l’économie russe. Quant à l’effort de guerre consenti par Vladimir Poutine, il pèse lourdement sur les ressources budgétaires du pays, menaçant sa stabilité économique.
Jusqu’à peu Moscou avait réussi à maintenir l’illusion d’une résilience inattendue. Après tout, les sombres prédictions faites au début de la guerre se sont révélées fausses. Non seulement la croissance a tenu le choc, mais grâce à un complexe militaro-industriel tournant à plein régime, la production nationale a accéléré et le chômage n’a jamais été aussi bas. Mais si l’on veut comprendre ce qui est à l’œuvre actuellement en Russie, mieux vaut regarder du côté de l’inflation et de la politique monétaire menée par la Banque centrale de Russie (BCR).
La nervosité grandissante des milieux économiques russes ne trompe pas. Eux ont les yeux rivés sur les taux d’intérêt, qui ont atteint fin octobre un taux exorbitant de 21 %, du jamais vu depuis plus de vingt ans. Désormais, la présidente de l’institution, Elvira Nabioullina, est accusée de tous les maux par les chefs d’entreprise. Leur acrimonie est compréhensible. Avec un tel loyer de l’argent, il devient compliqué d’investir car trouver des projets qui permettent de dégager une rentabilité supérieure aux taux directeurs est devenu mission impossible.
Les chemins de fer russes, le plus grand employeur du pays, vont ainsi réduire d’un tiers leurs investissements pour 2025. La situation est d’autant plus inquiétante pour les entreprises russes que plus de la moitié de leur dette est à taux variable. Beaucoup ont des difficultés grandissantes pour faire face à leurs remboursements, annonçant des faillites en série. Quant à l’immobilier, le gouvernement n’a plus les moyens de subventionner les prêts pour permettre aux particuliers de continuer d’emprunter. La bulle spéculative sur les prix, qui se sont envolés ces dernières années, menace d’éclater.
Andreï Kostine, patron de la deuxième banque russe, VTB, a assuré, dans une interview au Monde le 12 décembre, que l’économie du pays restait « en bonne forme ». Pourtant, quelques jours auparavant, il critiquait la politique de la BCR en affirmant qu’une inflation de 8,5 % ne nécessitait pas un taux d’intérêt de référence de « trois fois ce niveau ». Mais est-ce la présidente de la banque centrale qui se trompe ou bien les statistiques de l’évolution des prix qui sont fausses ?
Un rapport de l’Institut d’économie de transition de Stockholm paru en septembre penche pour la seconde hypothèse en démontrant que le niveau réel de l’inflation est largement sous-estimé et que la croissance réelle du produit intérieur brut (PIB) est surestimée. Les données du groupe de recherche indépendant Romir indiquent que le rythme de l’évolution des prix serait deux fois supérieur au taux officiel. Loin d’être dans l’excès de zèle, la BCR tente seulement de limiter les dégâts de l’inflation.
Le problème, c’est que son action est à contre-courant de la politique budgétaire. Pendant que Mme Nabioullina tente d’appuyer sur le frein avec des taux élevés, Vladimir Poutine reste pied au plancher en continuant à augmenter les dépenses liées à la guerre. Le budget consacré à la défense va augmenter de 30 % pour la période 2025-2027 en engloutissant 40 % des dépenses de l’Etat. La fuite en avant n’est donc pas près de s’arrêter. Alors que l’inflation a encore augmenté en novembre à 8,9 %, une nouvelle hausse des taux est prévue pour le 20 décembre.
La propagande a pu travestir pendant un temps la réalité économique. Mais les mécanismes macroéconomiques restent intangibles : une relance budgétaire dans une économie soumise à des contraintes d’offre conduit à l’inflation, pas à la croissance.
Côté recettes, la situation se tend également. Gazprom ne peut plus renflouer les caisses de l’Etat auxquelles il contribuait à hauteur de 10 %. Privé de l’essentiel du marché européen, le géant du gaz est en perte. Celles-ci vont encore s’aggraver avec l’expiration imminente de l’accord autorisant le transit via l’Ukraine auquel va s’ajouter le placement sous sanctions du bras financier du Kremlin, Gazprombank, dès la mi-décembre. Les marchés des changes ont immédiatement réagi à la nouvelle en sanctionnant le rouble, dont le cours a atteint son plus bas niveau depuis le début de la guerre, compliquant encore un peu plus la tâche de la BCR.
Les réserves fondent
Les Etats-Unis s’apprêtent également à imposer de nouvelles restrictions sur les exportations de pétrole russe, en ciblant les achats illégaux et la flotte de pétroliers fantômes sous pavillon de complaisance qui contournent le régime de sanctions. Les revenus des taxes pétrolières russes, qui ont chuté de 21 % en un an, selon Bloomberg, devraient encore décliner en 2025.
Enfin, les réserves liquides du Fonds de la richesse nationale de la Fédération de Russie fondent comme neige au soleil. Elles sont passées de 185 milliards de dollars en décembre 2021 à moins de 54 milliards aujourd’hui. Mais dans une économie en ralentissement, acheter la stabilité sociale en inondant la population de généreuses aides devient plus compliqué, même si le Kremlin tente bien d’augmenter les impôts.
Contrairement au discours de la propagande, c’est une Russie menacée de stagflation et qui a obéré son avenir de façon suicidaire, qui s’assoira à la table des négociations de paix qui semblent se profiler. Il ne faut jamais oublier que les effets des sanctions sont graduels et cumulatifs. Moscou n’a pas fini de payer le prix de son « opération spéciale ».