Le leader du Hezbollah peut, d’une seule parole, faire basculer toute une région dans le chaos en attaquant Israël. Mais il risque aussi de tout perdre.
Par Caroline Hayek (à Beyrouth) - L'Express
Sur les ondes d’Al-Nour, radio basée à Beyrouth et affiliée au Hezbollah, les auditeurs au bout du fil trépignent. Comme Hussein, originaire du sud du Liban, qui ne pense qu’à "aller combattre pour la Palestine" et se dit prêt à donner à Hassan Nasrallah "jusqu’à [s]a dernière goutte de sang". Mais trois semaines après les attaques sanglantes du Hamas contre l’Etat hébreu, le charismatique leader du parti chiite, qui a fait de "la destruction d’Israël" son leitmotiv depuis trente ans et dont les diatribes bellicistes sont attendues à travers le monde arabo-musulman, se claquemure dans le silence. La guerre entre le Hamas et Israël a placé le pays, où les plaies du passé sont encore à vif, au bord du précipice. Alors que les uns fourbissent leurs armes en attendant un signe du "héros" du conflit meurtrier de 2006 avec l’Etat hébreu, les autres sont anxieusement suspendus à une éventuelle décision qui pourrait entraîner le Liban dans l’abîme.
Comment ce fils d’un épicier originaire du Sud-Liban est-il devenu l’une des figures les plus puissantes du Moyen-Orient ? Enfant de la guerre civile libanaise (1975-1990), c’est durant cette page noire de l’histoire nationale qu’il se forge intellectuellement autour d’une pensée imprégnée par des siècles de marginalisation de la communauté chiite. Mais c’est la période d’après-guerre qui lui fournit l’espace nécessaire pour développer sa vision et devenir le stratège que l’on connaît.
Après des études religieuses à Nadjaf (Irak), il s’engage dès 1975 dans les rangs du parti Amal fondé par son idole de toujours, le dirigeant religieux Moussa Sadr. Son ascension politique décolle véritablement lorsqu’il rejoint la résistance islamique au Liban, prémices du Hezbollah, à l’été 1982. Il en deviendra le secrétaire général dix ans plus tard, à la suite de l’assassinat de son prédécesseur, Abbas al-Moussaoui, tué par un raid israélien en février 1992. "A l’époque, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur le fait que le relativement jeune Nasrallah serait capable d’endosser le costume de Moussaoui", explique Nicholas Blanford, expert du groupe de réflexion Atlantic Council.
Au cours des années qui suivent, Hassan Nasrallah met un soin particulier à l’approfondissement de la stratégie et au perfectionnement de l’arsenal militaire. D’un petit groupe clandestin opérant dans les années 1980 sur le mode des attentats-suicides, le Hezbollah se transforme en un corps professionnel. Hassan Nasrallah, qui continue de répondre au Guide suprême et à certains haut gradés du régime iranien, devient la vitrine du Hezbollah. A la fois figure d’autorité religieuse et zaïm (leader politique). Ses apparitions publiques se font rares, mais ses discours télévisés, de plus en plus fréquents, lui fournissent une puissante tribune.
Le 25 mai 2000, après vingt-deux ans d’occupation, les derniers soldats israéliens quittent définitivement le Sud-Liban. Le Hezbollah triomphe, Nasrallah est porté au rang de héros. "Il a cessé d’être simplement un chef de parti politique pour acquérir une stature régionale", note Nicholas Blanford. Ce succès se répercute sur la scène intérieure, en partie grâce au soutien de son allié syrien, Bachar el-Assad. Mais l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005, qui provoque le retrait des troupes de Damas après trois décennies de tutelle, va mettre à mal l’édifice. Jusqu’à la guerre contre Israël de juillet 2006, où plus de 1 000 civils libanais perdent la vie, mais dont le Hezbollah ressort victorieux, propulsant son leader au zénith de sa popularité. Aux yeux de ses partisans, "il entre alors officiellement dans l’Histoire pour prendre sa place parmi les grands", note Aurélie Daher, enseignante-chercheure à l’université Paris-Dauphine dans son livre Le Hezbollah. Mobilisation et pouvoir (PUF).
Plus au sud, l’influence grandissante du Hezbollah continue d’inquiéter le voisin israélien. En 2010, Robert Gates, secrétaire américain à la Défense, déclare que le Hezbollah est arrivé à un point où "il possède bien plus de roquettes et de missiles que la plupart des gouvernements dans le monde". Et dès 2013, l’engagement du groupe en Syrie pour soutenir le régime de Bachar el-Assad lui permet de renforcer son expérience de terrain. Selon les dernières estimations, le Hezbollah disposerait de près de 150 000 roquettes et missiles.
Sur la scène régionale, Hassan Nasrallah perd une partie de son prestige à partir des soulèvements du printemps arabe. Le public à majorité sunnite qui, hier encore, voyait en lui un Che Guevara local perçoit désormais d’un mauvais œil les aventures du "parti de Dieu" en Syrie ou au Yémen. Le secrétaire de l’organisation s’aventure alors sur de nouveaux terrains au Liban. Outre les dossiers politiques et militaires, il fustige l’homosexualité et défend les mariages précoces… Le dirigeant clive de plus en plus la société. Certains le vénèrent, jusqu’à faire de sa personne un objet de culte ; d’autres voient en lui l’origine de tous les maux, jusqu’à passer sous silence les dérives du reste de la classe politique.
Accusé de corruption, et de chantage à la violence, Hassan Nasrallah est hué sur la place publique lors du soulèvement d’octobre 2019. Son impopularité croissante dans les milieux chrétiens menace de l’isoler politiquement. Au sein même des rangs chiites, des voix critiques, bien que minoritaires, se font entendre. L’assassinat début 2021 de l’intellectuel et opposant chiite Lokman Slim reflète ces fortes tensions.
L’assise politique et la puissance militaire lui permettent néanmoins de contrôler la situation. Jusqu’à peu, l’environnement régional est au beau fixe. Les Saoudiens et les Iraniens reprennent langue, la survie du régime allié de Damas est assurée. Près de trois semaines après l’offensive du Hamas en Israël, le Hezbollah et son parrain iranien tiennent la région en otage. S’ils le décident, ils ont les moyens de provoquer un embrasement généralisé. Mais ils ont aussi tout à perdre : Hassan Nasrallah comme le Guide suprême Ali Khamenei le savent. A trop tenter le diable, l’empire qu’ils ont bâti au cours des quarante dernières années pourrait vaciller.