Ne sous-estimons pas la grogne sunnite

Ne sous-estimons pas la grogne sunnite
السبت 8 يونيو, 2019

L’ampleur des polémiques qui ont suivi les déclarations du Premier ministre Saad Harriri, la semaine dernière lors des sommets extraordinaires du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et de la Ligue arabe à La Mecque, et la survenance d’incidents terroristes comme celui qui, lundi dernier, a coûté la vie à quatre membres des forces de sécurité de l’État, sont révélatrices des tensions profondes qui traversent le pays, et plus particulièrement la rue sunnite, dans le contexte actuel de changement de rapports de force aux niveaux local et régional.

À La Mecque, Saad Hariri a ainsi appelé officiellement « à la plus grande solidarité arabe » face à « l’ingérence extérieure », tout en demandant aux pays de la région de « protéger la formule libanaise des tempêtes régionales » et en rappelant, par ailleurs, « l’attachement des Libanais à la Constitution et à l’accord de Taëf ». Qualifiant ces propos de « cri de détresse » dans son intervention publique du lendemain, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a tenu à les dénoncer au nom de la « distanciation », tout en menaçant directement les États-Unis de construire une usine de missiles balistiques de précision et d’un « embrasement » général de la région. Comme pour rajouter de l’huile sur le feu, le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil aurait de son côté affirmé que « le sunnisme politique est né sur le cadavre du maronitisme politique », dont il souhaiterait « recouvrer les privilèges… ».

Changement de ton

Il n’en fallait guère plus pour déclencher les foudres des responsables politiques sunnites, dont les anciens ministres Nouhad Machnouk et Achraf Rifi, et surtout les trois anciens Premiers ministres Fouad Siniora, Nagib Mikati et Tammam Salam. Dans une déclaration écrite et minutieusement étudiée, ces derniers demandent au président de la République d’intervenir pour mettre fin aux violences verbales de son gendre. Pour sa part, le mufti de la République, le cheikh sunnite Abdellatif Deriane, a déclaré, le jour du Fitr devant des centaines de fidèles, que le débat autour du poste de président du Conseil et de ses compétences n’est pas de nature constitutionnelle ou politique mais plutôt structurelle, dans la mesure où trois Premiers ministres ont été assassinés pour la souveraineté et l’indépendance du Liban (Riad el-Solh en 1951, Rachid Karamé en 1987 et Rafic Hariri en 2005), sans oublier le mufti Hassan Khaled (tué en 1989). Le discours du mufti Deriane rappelle d’ailleurs celui qu’a prononcé le mufti Khaled en 1983 pour dénoncer les arrestations de masse menées au sein des milieux sunnites propalestiniens – par une armée libanaise qu’il jugeait infiltrée par les phalangistes –, dans la mesure où il traduit indéniablement une certaine défiance vis-à-vis de la présidence de la République et de l’État.

Si cela n’est certes pas la première fois que des questions liées à la politique étrangère ou l’évolution des rapports de force institutionnels nés de Taëf sont à l’origine de tensions politiques et intercommunautaires, la véhémence actuelle des réactions et le contexte dans lequel elles interviennent démontrent une fois de plus que, du point de vue de la rue sunnite, l’heure n’est plus aux atermoiements ou à la colère feutrée.

Deux facteurs ont fortement contribué à ce changement progressif de ton et d’attitude. Le premier se situe au niveau du leadership même de la communauté : lorsque, au lendemain de la guerre civile, Rafic Hariri fait son entrée au gouvernement, sa légitimité est à son zénith : fort de l’appui politique issu du compromis syro-saoudo-américain, il est l’un des principaux artisans de l’accord de Taëf qui mit fin à la guerre civile, consacra la parité islamo-chrétienne et ancra l’appartenance nationale d’une communauté toujours accusée de privilégier son identité arabe. Cette légitimité politique étant ultérieurement renforcée par la densité de ses réseaux et sa puissance financière, il était d’une certaine manière naturel que sa communauté consente aux « compromis » exigés par le chef. Autant d’atouts dont ne bénéficie pas son fils Saad – « l’héritage des grands est difficile », selon l’adage libanais – qui semble désormais, du moins aux yeux d’une grande partie de la rue sunnite, « phagocyté » par « l’arrogance » du ministre Bassil et le pouvoir sans limites du Hezbollah.

À ce facteur interne s’ajoute un autre, externe mais éminemment lié, qui tient aux évolutions récentes du contexte régional : jusqu’en 2017, de l’Irak à la Syrie en passant par le Yémen et le Liban, rien ne semblait pouvoir contrecarrer l’expansionnisme d’un Iran qui s’apprêtait, en outre, à engranger les bénéfices de l’accord nucléaire (JCPOA) signé à Vienne en 2015. Mais depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche et la dénonciation unilatérale du JCPOA en mai dernier, cette puissance est désormais à « marée basse » et les trois sommets de La Mecque tenus la semaine dernière confirment une fois de plus que la confrontation saoudo-iranienne est entrée dans une phase critique, dont le dénouement devrait se faire au détriment de la partie perse. Dès lors, il est logique que la rue sunnite soit plus téméraire dans l’expression de ses doléances.

Humiliation quasi permanente

Et il serait éminemment dangereux de sous-estimer cette grogne, alimentée en grande partie par le sentiment d’humiliation politico-sécuritaire quasi permanente qui ne cesse de croître depuis l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, et ce tant sur le plan local que régional. Que l’on ne s’y trompe pas : sans réponse appropriée, ce sentiment d’humiliation peut potentiellement déboucher sur un nouveau cycle de violence et une surenchère dans l’extrémisme, que les préjugés des autres communautés (sur la capacité de mobilisation interne des sunnites notamment) et le souvenir de la débâcle de mai 2008 ne suffiront pas à endiguer.

À cet égard, les milieux politiques chrétiens et chiites commettraient une grave erreur en cherchant à tirer partie des derniers attentats terroristes pour incriminer les sunnites en tant que communauté. De même, afficher une alliance politique entre chrétiens et chiites face à une communauté sunnite diabolisée (et qui pourrait faire de même en retour) constituerait une autre erreur.

Quant à Saad Hariri, il est temps pour lui d’écouter – voire d’ausculter – sa base en ne se trompant pas sur le sens de son message : plutôt que de traduire une « dérive droitière » impulsée par ses rivaux au sein du courant du Futur (la déclaration précitée de ses trois prédécesseurs constituant à cet égard un signe de solidarité), le message de fermeté qu’elle lui réclame face à la présidence Aoun et au Hezbollah relève davantage d’un rappel à l’ordre et d’un appel au respect des principes et équilibres fondamentaux consacrés par Taëf.

 

Farès SOUHAID | OLJ 08/06/2019

Ancien député de Jbeil et ancien coordinateur du secrétariat général du 14 Mars.