L’ÉDITO DE PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS. Un rapport de la Banque mondiale conclut qu’un pays sort de la pauvreté plus facilement qu’il ne s’enrichit. Seule la Corée du Sud a relevé le défi.
Le Point
Il semble plus facile, pour un pays, de sortir de la pauvreté que de devenir riche. C’est la leçon du rapport de la Banque mondiale consacré à l’avenir économique des nations « à revenu intermédiaire », dont le PIB par habitant se situait, en 2023, entre 1 136 et 13 845 dollars. L’enjeu est de taille lorsqu’on sait que les 108 pays classés dans cette catégorie – parmi lesquels des géants comme la Chine, le Brésil, l’Inde ou encore l’Afrique du Sud –, représentent 75% de la population de la planète, génèrent plus de 40% de la richesse mondiale et sont à l’origine de plus de 60 % des émissions de dioxyde de carbone.
Leurs gouvernements affichent fièrement leur optimisme et leur ambition de rejoindre rapidement le groupe des pays à revenu élevé. En Chine, par exemple, le 14e plan quinquennal (2021-2025) prévoit d’atteindre le revenu médian par habitant des pays développés d’ici à 2035, tandis que le Premier ministre indien, Narendra Modi, a promis d’y parvenir d’ici à 2047, année du centenaire de l’indépendance du pays.
S’appuyant sur l’expérience des dernières décennies, les économistes de la Banque mondiale ne cachent pas, en revanche, leur scepticisme. Ils observent d’abord que, depuis 1990, seulement 34 pays à revenu intermédiaire – abritant moins de 250 millions d’habitants – ont obtenu le statut de pays à revenu élevé, dont bon nombre d’entre eux grâce à leur intégration dans l’Union européenne ou à l’exploitation de gisements pétroliers. Ils évoquent surtout le « piège » dans lequel tombent ces pays lorsque leur PIB par habitant atteint 10% de celui des États-Unis et qui, à partir de ce niveau, ne parviennent plus à combler leur retard.
La Corée du Sud fait à la fois figure d’exception et de modèle à suivre. Son revenu par habitant est passé de 1 200 dollars en 1960 à 33 000 dollars fin 2023. Après une première phase de développement, qui avait consisté à accroître les investissements publics et à encourager les investissements privés, la politique industrielle a ensuite incité les entreprises nationales à adopter des technologies étrangères.
Ayant acquis des licences auprès de firmes japonaises, Samsung, qui était à l’origine un fabricant de nouilles, a, par exemple, commencé à produire des téléviseurs pour les pays de la région, ce qui a dopé la demande d’ingénieurs. Le gouvernement a su y répondre en augmentant massivement le budget consacré à la recherche et à l’enseignement supérieur. Résultat : la Corée du Sud possède aujourd’hui l’industrie la plus robotisée de la planète, et Samsung est devenu le premier fabricant mondial de smartphones.
Le problème, c’est que la mise en œuvre de cette stratégie gagnante, appelée « des 3i » (investissement, infusion, innovation) par les économistes de la Banque mondiale, se heurte à de nombreux obstacles. Notamment parce que les élites économiques et politiques des pays à revenu intermédiaire cherchent à s’opposer aux bouleversements que provoque immanquablement le processus de destruction créatrice dont l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (1883-1950) a montré qu’il est au cœur du développement et de la croissance. Elles abusent de leur position dominante pour empêcher l’émergence de nouveaux entrepreneurs menaçant leur pouvoir.
Conséquence également d’un système éducatif défaillant et d’un manque de travailleurs qualifiés, la mobilité sociale dans les pays à revenu intermédiaire est inférieure d’environ 40% à celle des économies avancées. Cette faiblesse structurelle est aggravée par le patriarcat, notamment en Afrique du Nord, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud, qui bride la participation des femmes au marché du travail. La Corée du Sud avait, en 1990, le même niveau de PIB par habitant que l’Inde en 2020, mais le taux d’activité des femmes était de 51% en Corée du Sud il y a trente ans, contre seulement 30% en Inde aujourd’hui.
Si l’on ajoute à cela la montée du protectionnisme, la hausse de leur dette, leur vieillissement démographique, les tensions géopolitiques et le coût de la transition énergétique, c’est avec les dents, selon la formule de Nicolas Sarkozy, que les pays à revenu intermédiaire vont devoir aller chercher la croissance dans les prochaines décennies. « Pour devenir des économies avancées malgré ces vents contraires, ils vont devoir accomplir des miracles », prédisent même les auteurs du rapport. De quoi, certes égoïstement, rassurer ceux qui redoutent en Occident la concurrence du Sud global, mais surtout de quoi s’inquiéter pour la prospérité future de l’économie mondiale.