CHRONIQUE - Partout, la violence se banalise et se radicalise, jusqu’à devenir sa propre fin, s’affirmant comme le principe des régimes autocratiques et comme le fondement de leur revendication d’un nouvel ordre mondial fondé sur les purs rapports de force.
Deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le monde a basculé. La guerre d’Ukraine constitue ainsi la matrice du XXIe siècle, comme la Révolution française fut celle du XIXe siècle et la Grande Guerre celle du XXe siècle. Toute forme d’ordre international a disparu pour laisser place à un système multipolaire et chaotique, placé sous le signe de la montée aux extrêmes de la violence et de sa sortie de tout contrôle. En Ukraine, le conflit s’est transformé en une interminable guerre d’attrition et un effroyable charnier, qui débouche sur la mobilisation de masse, la multiplication des frappes en profondeur et l’appel croissant aux soutiens des deux camps, notamment pour fournir matériels et munitions. Simultanément, l’attentat de Moscou a souligné tant les failles sécuritaires que la dérive de la dictature de Vladimir Pou tine, qui a rompu tout lien avec la réalité en attribuant l’attaque de l’État islamique au Khorasan à l’Ukraine et aux services de renseignements occidentaux. Avec, pour conséquence, l’extension des opérations militaires en Ukraine comme de la guerre hybride conduite contre l’Europe.
À Gaza, l’installation dans un conflit de longue durée se traduit par quelque 33 000 victimes civiles palestiniennes, en forme de représailles aux victimes martyrisées de l’attaque du Hamas du 7 octobre, mais aussi la condamnation des 2,3 millions d’habitants de l’enclave à l’anarchie, la famine et le désastre humanitaire, en violation de la résolution 2728 du Conseil de sécurité de l’ONU. La multiplication des frappes israéliennes, notamment la liquidation de six hauts gradés des gardiens de la révolution dans le consulat d’Iran à Damas, ouvre la voie à une dangereuse escalade au Moyen-Orient en imposant à Téhéran de riposter. De leur côté, les houtistes ont bloqué le trafic maritime en mer Rouge, détruit trois des dix câbles sous-marins qui relient l’Asie à l’Europe et effectué des tirs de missiles balistiques sur des villes israéliennes.
En Asie, les tensions ne cessent de se renforcer en mer de Chine comme autour de Taïwan. Non contente de son chantage nucléaire, la Corée du Nord renforce ses liens avec Moscou et entend jouer un rôle pionnier dans la militarisation de l’espace. Dans le Caucase, la Turquie et l’Azerbaïdjan resserrent leur emprise sur l’Arménie. Partout dans le monde, les guerres civiles s’étendent, de la Birmanie au Congo et au Soudan en passant l’Irak ou la Libye, avec pour compagnons de route une épidémie de coups d’État en Afrique. Mettant à profit les guerres d’Ukraine et de Gaza comme le foisonnement des zones ayant basculé hors de tout contrôle étatique, le djihad redevient une menace stratégique et progresse le long d’un arc de la terreur qui se déploie du golfe de Guinée aux Philippines.
Nous entrons ainsi dans une nouvelle ère, caractérisée par une grande confrontation engagée par les empires autoritaires soutenus par le « Sud global » contre les démocraties, par la militarisation de la mondialisation - à grand renfort de sanctions, de contrôle des investissements et des exportations, d’affrontement technologique, énergétique ou alimentaire - et par la libération de la violence. Une violence qui ne se contente pas de monter en intensité mais qui change de nature. Elle n’est plus le monopole des États mais aussi le fait de milices, de groupes terroristes et d’organisations criminelles qui coopèrent et disposent de forces et d’armes stratégiques. Elle gagne de nouveaux domaines, de l’espace au cybermonde en passant par les infrastructures et les réseaux. Elle cible en priorité les populations et les activités civiles. Elle se banalise et se radicalise, jusqu’à devenir sa propre fin, s’affirmant comme le principe des régimes autocratiques comme le fondement de leur revendication d’un nouvel ordre mondial fondé sur les purs rapports de force.
Les autocrates et les djihadistes sont les vecteurs premiers de cette violence débridée. Mais la responsabilité des démocraties se trouve également engagée. Elles ont manqué la paix de 1989 plus encore que celle de 1918, par inconséquence et par démagogie, choisissant de bénéficier de leurs rentes au lieu de construire un capitalisme soutenable et un système international stable. Les États-Unis ont versé dans la démesure avec la guerre d’Irak, engagée en violation du droit international et sur la base d’un mensonge avéré, puis l’économie de bulles, qui a explosé en 2008. Les nations libres se sont alors repliées sur leurs problèmes intérieurs, abandonnées au populisme et désunies, ouvrant de vastes espaces dans lesquels se sont engouffrés tyrans et fanatiques.
Raymond Aron, dès 1960, avait formulé le dilemme de l’âge de l’histoire universelle : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entretuer. Jamais, ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. L’homme est un être raisonnable mais les hommes le sont-ils ? » Nous sommes entrés dans l’histoire universelle, mais celle-ci, loin d’être pacifique, se trouve aspirée dans une spirale de violence extrême, qui constitue une menace mortelle pour les démocraties.
Le Figaro