Alain Frachon, Editorialiste au « Monde »
L’affaire palestinienne n’était plus « la cause » des régimes arabes en raison des guerres et autres lignes de fractures, constate dans sa chronique Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
La question palestinienne était devenue une affaire marginale. Ces vingt-cinq dernières années, les grandes chancelleries la traitaient en dossier secondaire. Elle était la grande oubliée d’un Moyen-Orient qui se déchirait pour d’autres causes. On ne parlait plus de la « centralité » du conflit israélo-palestinien. Cet affrontement avait perdu sa dimension systémique : il ne pouvait plus provoquer une nouvelle guerre dans la région. Ce temps-là est fini. La question palestinienne pourrait à nouveau embraser le Moyen-Orient. Les acteurs les plus concernés se précipitent comme des somnambules vers une guerre dont ils ne veulent pas mais qu’ils pourraient avoir du mal à contenir. Le face-à-face entre Israéliens et Palestiniens avait été rangé dans la catégorie des conflits gelés : il vient de réémerger, de façon atroce, retrouvant, pour partie, sa « centralité ».
Aux prises avec les lendemains des attentats du 11 septembre 2001, le Moyen-Orient du « premier XXIe siècle », presque une génération déjà, a été emporté dans une spirale de violences sans rapport avec ce qui se joue entre Israéliens et Palestiniens. D’autres lignes de fractures ravageaient la région, notamment l’opposition entre le courant majoritaire de l’islam, le sunnisme, et sa branche minoritaire, le chiisme – le premier ayant pour chef de file l’Arabie saoudite et le second, la République islamique d’Iran.
Discours de guerre éternelle
Ces deux puissances vont s’affronter, par partis ou milices interposés, au Liban et, plus encore, en Syrie et au Yémen. Centaines de milliers de morts, millions de réfugiés, destruction de villes entières sous les bombardements indiscriminés des uns et des autres : à la manière d’une malédiction congénitale, la guerre a englué la région. Mais l’affaire palestinienne n’y était pour rien ; elle n’était plus « la cause » des régimes arabes.
D’autant que ceux-là, occupés à contenir l’impérialisme iranien au Moyen-Orient, se sont rapprochés d’Israël sans la moindre considération pour leurs « frères » palestiniens. Dans cet isolement, ces derniers ont leur part de responsabilité, avec, notamment, un mouvement national divisé. L’une de ses branches, le Hamas, auteur des massacres du 7 octobre, cultive un discours de guerre éternelle à « l’entité sioniste ».
Partout dans le monde arabe, la férocité de la réplique israélienne sur Gaza a réveillé l’opinion, cette « rue arabe » restée indifférente aux bombardements saoudiens sur le Yémen ou au matraquage des villes de Syrie par l’aviation russe et celle du régime de Damas… Au Caire, à Amman ou à Ryad, les régimes sont terrorisés par cette mobilisation. Fragilisés, ils se refusent à condamner le Hamas. Ils n’osent même pas rencontrer le président des EtatsUnis, Joe Biden.
Au minimum, le mouvement de normalisation arabe avec Israël est suspendu. L’Iran s’en réjouit, qui voit un coup d’arrêt, au moins provisoire, à la constitution d’un front commun israéloarabe contre Téhéran. La République islamique a ses relais arabes : Hezbollah au Liban et en Syrie, houtistes du Yémen, milices chiites d’Irak et Hamas palestinien. Ces groupes dépendent de l’Iran, mais chacun est aussi un acteur local : ils doivent tenir compte de leur environnement national. L’ensemble forme « l’axe de la résistance », sorte de front du refus qui porte aux nues « l’exploit » du Hamas début octobre, et réitère, jour après jour, sa promesse d’en finir avec Israël.
Ces mots les engagent. Leur ambition affichée est la source de leur popularité locale. Leur crédibilité dépend de leur fidélité à leur parole. Peuvent-ils rester sans réagir à l’opération terrestre israélienne contre le Hamas ? La question vaut pour la République islamique comme pour ses filiales arabes. Déjà, la plus puissante des milices pro-iraniennes, le Hezbollah, multiplie les accrochages à la frontière israélo-libanaise. Drones tirés par les houthistes, roquettes lancées par un groupe irakien : le conflit s’étend.
Si l’engrenage se poursuit, il n’est pas exclu d’imaginer une réplique américaine ou israélienne contre l’Iran, et, dans la foulée, une déstabilisation, momentanée, de toute la région du Golfe. Deux unités aéronavales américaines croisent en Méditerranée orientale – à l’évidence, pour intimider le Hezbollah.
Superpuissance régionale
Comme le dit fort bien Anthony Samrani, du quotidien libanais L’Orient-Le Jour (21 octobre), les Etats-Unis n’ont nul appétit pour une telle évolution, pas plus que l’Iran ou le Hezbollah. L’arsenal de ce dernier, rappelle l’orientaliste Henry Laurens sur le site Le Grand Continent, a une raison d’être : dissuader une attaque israélienne ou américaine sur les installations nucléaires de l’Iran – pas voler au secours du Hamas.
Nouvellement membre du club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), échappant au statut de paria en dépit du sort qu’elle réserve aux Iraniennes, la République islamique jouit plus que jamais de sa posture de superpuissance régionale. Bref, personne n’a intérêt à l’extension du conflit. Mais comment savoir avec certitude ce que le Guide iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, au crépuscule de sa vie, perçoit comme son « intérêt » ? La guerre est souvent une affaire de malentendu, une mauvaise lecture des intentions de l’autre.
Beaucoup dépendra du profil de l’offensive terrestre sur Gaza. Joe Biden a rappelé aux Israéliens à quel point la rage et la volonté de revanche avaient entaché la réponse américaine au 11-Septembre. Les Etats-Unis y ont perdu une partie de leur image. Une certitude : dans quelques mois, il y aura « le jour d’après » – d’après la guerre. Et ce jour-là, Israéliens et Palestiniens devront toujours vivre les uns à côté des autres. Mais comment ?