Orwell, Huxley et la vassalisation heureuse du monde (et du Liban)

Orwell, Huxley et la vassalisation heureuse du monde (et du Liban)
الثلاثاء 4 فبراير, 2025

Edmond Rabbath, 

En 1949, George Orwell publiait 1984, un roman visionnaire décrivant une société où le pouvoir repose sur la manipulation du langage et la soumission des esprits. Son slogan le plus célèbre – « La guerre, c’est la paix, la liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force » – illustre comment les dirigeants peuvent inverser la signification des mots pour mieux contrôler la réalité.

Un peu plus de quinze ans auparavant, en 1932, Aldous Huxley avait déjà imaginé une autre dystopie, celle d’un monde où la servitude n’est pas imposée par la peur, mais acceptée avec joie. Dans Le Meilleur des Mondes, les individus sont aliénés non par la répression, mais par le confort, le divertissement et une illusion de liberté.

En 2025, ces deux visions semblent s’être fusionnées pour donner naissance à une réalité troublante : un monde où la guerre est menée au nom de la paix, où la technologie nous enchaîne sous prétexte de nous libérer, et où la désinformation transforme l’ignorance en une force politique. Plus encore, nous sommes entrés dans une ère de « vassalisation heureuse », où les peuples, loin de se révolter contre leur asservissement, l’acceptent avec résignation, voire avec enthousiasme.

La guerre, c'est la paix : quand les conflits garantissent l’ordre mondial

La guerre d’aujourd’hui n’a plus besoin de chars ni de bombardements massifs. Elle se joue ailleurs : dans les salles de marché, dans les banques centrales, sur les réseaux sociaux, dans le cyberespace. En 2025, les grandes puissances – États-Unis, Chine, Russie – ne cherchent plus à conquérir des territoires, mais à imposer leur domination économique et technologique.

À Washington, Donald Trump, fraîchement réinvesti à la Maison-Blanche, l’a compris. Sa politique repose sur une stratégie de guerre économique permanente : sanctions, restrictions commerciales, contrôle des circuits financiers mondiaux. L’objectif ? Étouffer les rivaux sans jamais déclencher de conflit armé. Pendant ce temps, la Chine avance silencieusement, achetant des infrastructures, endettant des nations entières, imposant son influence par le commerce. La Russie, elle, joue sur la désinformation, les cyberattaques et le chantage énergétique.

Ces conflits sont permanents, mais ils ne sont jamais officiellement déclarés. Comme dans 1984, ils servent avant tout à justifier des politiques de contrôle : surveillance accrue, patriotisme exacerbé, concentration du pouvoir. Et tout cela, bien sûr, pour garantir la paix.

La liberté, c’est l’esclavage : quand la technologie devient une prison dorée

L’illusion de la liberté est sans doute la plus grande réussite du monde moderne. Nous avons accès à une infinité d’informations, nous pouvons nous exprimer librement sur les réseaux sociaux, nous pouvons travailler de n’importe où.

Sommes-nous pour autant réellement libres ?

Nos smartphones, nos comptes en ligne, nos objets connectés enregistrent en permanence nos comportements, nos préférences, nos habitudes. Nos données sont analysées, vendues, utilisées pour influencer nos choix sans que nous en ayons conscience. Nous croyons décider librement, alors que chaque clic, chaque publicité ciblée, chaque tendance virale nous pousse subtilement vers une direction déjà tracée.
Aldous Huxley l’avait anticipé avant Orwell : l’asservissement moderne ne repose pas sur la contrainte, mais sur la séduction. Nous ne sommes pas forcés à obéir, nous le faisons volontairement, en échange d’un peu plus de confort, d’un peu plus de distraction. Qui est prêt à renoncer à son téléphone, à ses services en ligne, à son accès immédiat à tout ? Nous sommes devenus esclaves d’un monde hyperconnecté, et nous en redemandons.

L’ignorance, c’est la force : quand l’information devient une arme de contrôle

Orwell écrivait : « Celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir ; celui qui contrôle le présent contrôle le passé. » Aujourd’hui, ce contrôle passe par la manière dont l’information est diffusée et manipulée.

Avec l’explosion des réseaux sociaux, nous sommes inondés de nouvelles en permanence. Mais plus d’information signifie-t-il une meilleure compréhension du monde ? Non. Au contraire, l’abondance de données rend la vérité plus floue, plus subjective. Fake news, récits biaisés, manipulations médiatiques : chacun peut trouver une version des faits qui conforte ses croyances. La vérité n’existe plus, il n’y a que des opinions.

Dans un tel monde, l’ignorance devient une force. Une population désinformée est plus facile à manipuler, plus facile à diviser, plus facile à distraire. Et surtout, elle est moins dangereuse pour ceux qui détiennent le pouvoir.

Le Liban : un pays qui sort de l’histoire

Mais que se passe-t-il lorsque l’histoire ne vous regarde même plus ? Que devient un pays qui n’a plus de rôle, ni d’influence, ni même la capacité de décider de son propre destin ?
C’est la tragédie du Liban en 2025. Pendant que les grandes puissances redessinent le monde, le pays du Cèdre s’effondre sous le poids de ses contradictions internes. D’un côté, le Hezbollah refuse de reconnaître sa défaite dans sa guerre avec Israël et continue d’imposer son pouvoir par la terreur. De l’autre, une classe politique corrompue s’accroche à ses privilèges, incapable de réformer, incapable même de gouverner.

Pris entre ces deux forces, le Liban ne fait plus partie du jeu. Il ne décide plus de rien. Son économie est à l’agonie, ses élites fuient à l’étranger, ses jeunes n’ont plus d’espoir. Autrefois un carrefour du monde arabe, il est devenu un territoire sans influence, un pays inutile, une pièce que l’on peut ignorer sur l’échiquier mondial. Le changement attendu après l'élection de Joseph Aoun et la nomination de Nawaf Salam comme Premier ministre se fait attendre.

Pendant ce temps, le peuple subit. Prisonnier d’un système qu’il déteste, mais qu’il ne parvient pas à briser. Comme dans les dystopies d’Orwell et Huxley, il oscille entre peur et résignation, entre colère et apathie. Il sait qu’il est dominé, mais il est trop épuisé pour se révolter.

L’ultime question : voulons-nous encore être libres ?

Nous sommes entrés dans un monde où la guerre assure l’ordre, où la liberté masque un esclavage technologique, et où la désinformation renforce le pouvoir des élites. Mais ce qui rend ce système si puissant, c’est qu’il fonctionne avec notre consentement.

Nous acceptons la surveillance en échange de sécurité. Nous acceptons la manipulation en échange de divertissement. Nous acceptons la soumission en échange d’un peu de stabilité.
Orwell imaginait un monde où la liberté était écrasée par un État oppresseur. Huxley, lui, avait vu plus loin : le véritable asservissement ne nécessite pas de violence, il suffit que les individus n’aient plus envie de se libérer.

Alors, que nous reste-t-il ? Voulons-nous encore nous battre pour notre liberté, ou avons-nous déjà accepté notre sort ?

Le Liban, lui, semble avoir choisi. Il ne se bat plus. Il disparaît en espérant que quelqu'un viendra le sauver.

PS : ce texte a été écrit sous la surveillance d'un drone et de son bourdonnement.