TRIBUNE - La sophistication des assassinats ciblés du Hezbollah par les services israéliens, au moyen de bipeurs et de talkies-walkies, contraste avec la brutalité des bombardements à Gaza, dont les coûts humains sont trop importants, estime le philosophe.
Par Pascal Bruckner, Le Fiaro
Comment ne pas être sidéré par l’intelligence des services israéliens capables d’installer dans les bipeurs et talkies-walkies du Hezbollah une armée de Gremlins qui ont explosé entre les mains de leurs usagers, causant au moins 20 morts et des milliers de blessés ? On ne peut que souhaiter aux Ukrainiens d’agir de même avec les apparatchiks et gradés russes. C’est une opération technique parfaitement réussie qui a redoré le blason du Mossad et du Shin Beth, puisque les bipeurs et les talkies étaient neufs et venaient d’une entreprise probablement piratée ou créé de toutes pièces en Hongrie par les services israéliens. Ironie tragique : les bipeurs ont été choisis par le guide suprême, Nasrallah, pour éviter l’usage des portables trop facilement repérables. Yaya Sinouar, parait-il, ne pos sède ni portable ni bipeur et donne ses instructions sur de petits morceaux de papier.
Les spéculations vont hon train sur les risques d'une escalade, mais que peut-il y avoir de pire que les tensions à la frontière du Sud Liban qui a suscité l'évacuation de plus de 100000 citovens israéliens interdits de retour dans leurs foyers depuis 12 mois en raison des tirs de roquettes du mouvement terroriste chiite? Le Shin Bet avait prévenu de la tentative d'assassinat d'un responsable de la sécurité israélienne par les services secrets iraniens au moyen d'un récepteur de poche. Manière d'avertir le Hezbollah: ce que vous pouvez faire à l'échelle individuelle, nous pouvons l'accomplir à l'échelle collective, et mieux encore. Israël n'a pas seulement infligé une défaite à la milice inféodée à Téhéran, il l'a ridiculisée. La ruse l'a emporté sur la force, sur les vociférations fanatiques et l'étalage machiste de la brutalité. Belle revanche pour nous, Français, qui n'avons pas oublié le piège du Drakkar à Beyrouth en octobre 1983 quand 58 parachutistes français ont été tués par le Hezbollah sur l'ordre de l'Iran. Il ne reste aux miliciens de ce mouvement qu'à utiliser des pigeons voyageurs en espérant qu'ils ne seront pas truffés de bombes...
La sophistication des assassinats ciblés de membres du Hezbollah par les services israéliens, au moyen de bipeurs et de talkies walkies, contraste avec la brutalité des bombardements à Gaza, dont les coûts humains sont trop importants, estime le philosophe.
Reste que cet exploit pose deux problèmes distincts: comment les mêmes services de renseignements qui ont élaboré cet extraordinaire stratagème ont-ils pu ne pas voir ce qui se tramait depuis des mois à la frontière sud de Gaza avant le 7 octobre malgré les avertissements égyptiens et américains, les constatations de la police des frontières, les mouvements de populations au pied des fortifications qui séparent les deux entités? De nombreux militants du Hamas se déguisaient en jardiniers pour observer l'ennemi israélien au plus près, sous son nez, des travailleurs palestiniens dans les kibboutz informaient le Hamas des rotations du personnel, photographiaient ou croquaient sur du papier le plan exact des maisons, détaillaient les absences des res ponsables de la sécurité, donnaient les noms des hommes et des femmes, etc.
L'erreur est venue de la cécité de la hiérarchie et des responsables politiques. Il y a dans cette lacune quelque chose de déjà vu le 11 septembre 2001: la NSA, le FBI, la CIA, par esprit de concurrence fatale, ne partageaient pas les informations des uns et des autres, mouvements de capitaux suspects depuis l'Arabie saoudite, entraînement des pilotes sur des petits terrains d'aviation, menaces d'Oussama Ben Laden. La méconnaissance est venue alors d'un excès d'informations productrices d'ignorance. Ils ne savaient pas qu'ils savaient et ne parvenaient pas à clarifier les indices tant l'énormité du projet leur semblait inconcevable. Les scénaristes de la série Fauda avaient eux-mêmes imaginé l'éventualité d'une attaque massive du Hamas dans une proposition de scénario, mais la production les avait récusés trop invraisemblable. L'aveuglement de Benyamin Netanyahou est venu de l'illusion qu'il avait acheté la paix avec le Hamas en autorisant des livraisons de billets de banque depuis le Qatar pour mieux se consacrer au front de Cisjordanie et entériner la lente colonisation de ce territoire. Malgré son idéologie éradicatrice, le Hamas semblait dompté et corruptible par l'enrichissement de ses cadres, comme en témoignent les somptueuses villas construites sur le front de mer quand le peuple croupissait dans des gourbis insalubres ou des immeubles surpeuplés. Ce fut une faute monumentale qui explique peut-être l'appétit de vengeance ultérieure du gouvernement Netanyahou. Il fallait effacer la hévue qui lui vaudra probablement la prison quand il aura quitté le gouvernement.
L'Administration Biden eut beau répéter au premier ministre israélien de ne pas faire la même erreur que les États-Unis en 2001 qui ont lancé la guerre en Afghanistan puis celle d'Irak deux ans plus tard, au prix d'un chaos moyen-oriental dont nous ne sommes pas sortis, rien n'y fit. Autant l'on peut applaudir le piratage des bipeurs comme les assassinats ciblés des mouvements terroristes, autant on peut s'interroger sur la stratégie menée à Gaza et les coûts humains énormes qu'elle a entrainés dans la population civile. L'extrême sophistication des assassinats ciblés répond à la brutalité des bombes et des missiles qui écrasent un quartier pour tuer une poignée de combattants sans ramener les otages pour autant. L'environnement n'est pas le même au nord d'Israël et au sud: le Hamas se sert de sa population pour protéger ses armes, tandis qu'Israël protège ses citoyens avec ses armes. La paix et le cessez-le-feu auraient pu arriver dès l'automne dernier si les cadres du mouvement terroriste s'étaient rendus. Ils ont préféré survivre jusqu'au dernier mort palestinien, ils ont voulu le chaos, les milliers de victimes civiles, la quasi-destruction de l'enclave plutôt que de renoncer à leur objectif idéologique.
L'on sait combien la société civile israélienne est divisée sur le sujet avec l'affaire des otages. Le premier ministre semble mener sa guerre sans objectif politique, hormis, pour les extrémistes messianiques de son gouvernement, l'expulsion des Palestiniens de Gaza vers l'Egypte et de ceux de Cisjordanie vers la Jordanie. Si demain les chars de Tsahal déferlent vers le Liban-Sud, dans un mauvais remake de 2006, un nouveau front s'ouvrira rendant la situation intérieure du pays plus délicate déjà les capitaux fulent l'État hébreu et de nombreux citoyens de ce pays songent à repartir vers l'Europe ou l'Amérique du Nord par une contre-alya tout à fait singulière. Hormis les accords noués avec l'Egypte, la Jordanie, les Émirats arabes unis et Bahreïn, Israël ne cherche la paix qu'à travers la sécurité et chaque trêve est une étape avant un nouvel affrontement, provoqué par ses ennemis. Une fois le Hamas démantelé - il l'est pratiquement -il devrait être temps de renouer les liens avec l'Autorité palestinienne, seule instance légitime, et de procéder à Jérusalem à de nouvelles élections pour chasser Netanyahou.
Le maximalisme militaire est stérile sauf si l'on décide enfin d'attaquer la source du mal et de toutes les souffrances du Proche-Orient le régime des mollahs, Etat terroriste s'il en est, membre de l'alliance totalitaire de la Russie, de la Chine et de la Corée du Nord. C'est à Téhéran que se trouve la solution au malheur proche-oriental, ce que savent tous les pays arabes de la région très hostiles à l'Iran, hormis le Qatar. Des plans dans l'état-major israélien existent pour frapper les installations militaires et nucléaires du pays chiite et le ramener vingt ans en arrière. Mais pour cela, il faudrait l'accord et l'assistance de Washington or ni Obama ni Trump ni Biden n'ont voulu d'un nouveau conflit malgré l'élimination du général Soleimani le 3 janvier 2020 à Bagdad par les drones américains. Tant qu'on laissera perdurer le régime islamiste installé en 1979, aucune solution durable ne pourra être envisagée. Tsahal en est réduit à couper les tentacules de la pieuvre au Yémen, en Syrie, en Irak, au Liban faute de pouvoir frapper la tête. Mais l'Oncle Sam ne veut plus être le sherif du monde et l'Europe n'a aucun pouvoir. La tragédie n'est pas près de s'arrêter.