Paul Charon : "Les services secrets russe et chinois vont tenter de profiter des purges dans la CIA"

Paul Charon : "Les services secrets russe et chinois vont tenter de profiter des purges dans la CIA"
الخميس 29 مايو, 2025

Géopolitique. Selon Paul Charon, de l’Irsem, la perte d’efficacité des espions américains sous l’administration Trump offre un avantage aux services adverses.


Paul Charon est le directeur du domaine renseignement, anticipation et stratégies d'influence à l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (Irsem). Spécialiste de la Chine, il a cosigné l'introduction du livre Le monde à venir vu par la CIA (Ed. Equateurs).

L’Express : Qu’est-ce qui vous a frappé dans ce rapport de la CIA, le premier publié sous l’ère Trump 2 ?

Paul Charon : On assiste à une politisation manifeste, susceptible d’affecter significativement les capacités prospectives et analytiques du renseignement américain. Elle est bien plus forte que ce qu’on a pu voir pendant le premier mandat. Les menaces internes comme l’immigration, la criminalité transfrontalière, en particulier la drogue, associées selon Donald Trump à la sécurité nationale, font l’objet d’une attention prépondérante. Le rapport montre que ces questions constitueront une priorité à l'international. Parallèlement, au-delà de ce document spécifique, on observe une euphémisation de la menace russe, reléguée à un rang inférieur dans la hiérarchie des préoccupations sécuritaires. En revanche, la Chine conserve sa position d’adversaire principal, statut qu’elle occupe depuis plusieurs années.

A quel point cette politisation bouleverse-t-elle déjà les services ?

Le contexte actuel est marqué par les pressions exercées par la Commission pour l’efficacité gouvernementale, dite "Doge", pilotée par le milliardaire Elon Musk, et visant à réduire considérablement les effectifs. Il y a déjà d’importants licenciements, en particulier les cadres et agents du FBI impliqués dans les enquêtes sur l’assaut du Capitole par des trumpistes le 6 janvier 2021 ou sur les ingérences russes dans la campagne présidentielle de 2016. Au-delà de son caractère de vengeance contre l'administration précédente, jugée hostile par Trump, cette stratégie vise aussi à protéger l’équipe actuellement au pouvoir de possibles critiques internes. Ces licenciements systématiques engendrent des dysfonctionnements structurels significatifs, privant les services de personnels essentiels à la détection et à l’analyse des menaces, sans que des remplacements adéquats ne soient effectués.

Les agents licenciés ne risquent-ils pas de devenir des proies pour des services étrangers ?

Les purges vont créer des opportunités de recrutement de cadres frustrés. Les services russes et chinois vont probablement être très actifs, ils pourraient opérer via des cabinets de chasseurs de têtes servant de structures de couverture. Cela leur permettrait, même sans recrutement ferme, de recueillir des informations sensibles d’anciens cadres aux abois parce qu’ils auront besoin de trouver un emploi rapidement.

Les pare-feu américains face aux menaces russes ne vont-ils pas faiblir ?

Les analystes de la CIA manifesteront probablement une certaine réticence à transmettre des notes incriminant la Russie ou ce qui est susceptible d’être interprété par l’administration Trump comme un manque de loyauté. Ce que les États-Unis vont connaître, c’est ce dont souffrent depuis toujours les régimes autoritaires, tels que la Chine, où les officiers du MSE [NDLR : ministère de la sécurité d’État, principal organe de renseignement chinois] ne peuvent exprimer leurs véritables analyses, l’information étant filtrée par les attentes politiques. Cela se traduira par un affaiblissement de l’efficacité des services américains.

Pourquoi Trump cherche-t-il à minimiser la menace russe ?

Les analyses concernant l’hypothèse d’un recrutement de Donald Trump par les services russes ne présentent pas, à ce jour, d’arguments décisifs. En revanche, il a probablement une fascination pour les hommes forts, pour les régimes autoritaires et, s’il avait les mains libres, c’est sans doute ce qu’il tenterait d’instaurer aux États-Unis.

Trump a nommé des personnalités MAGA aux positions souvent ambigües sur la Russie, comme John Ratcliffe à la CIA, de Kash Patel au FBI et Tulsi Gabbard au poste de directrice du renseignement national. N'est-ce pas inquiétant ?

L’efficacité des services n’est pas la priorité de Trump. C’est la loyauté. A tel point qu’il est prêt à nommer à ces postes clés des personnes qui n’ont aucune expérience, comme Kash Patel et son adjoint Dan Bongino [NDLR : un policier devenu un influent animateur de télévision conservateur]. Donald Trump, dont la propension à consulter les rapports de ses services est limitée, déléguera vraisemblablement l’examen des productions des officiers du renseignement. Donc c’est son entourage très proche qui sera véritablement influent auprès de lui sur les grandes questions de politique étrangères. Les États-Unis seront sans doute entravés dans leurs capacités de détection et d’analyse durant les années à venir, en raison des dysfonctionnements créés par l’administration Trump, offrant un avantage stratégique aux services de renseignement adverses.

L’alliance des "Five Eyes" (Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) va-t-elle en pâtir ?

C’est sans doute déjà le cas. La confiance dans le partenaire américain va s’éroder. Cela pourrait conduire à plus de réticence de la part des autres services des Five Eyes à établir des coopérations opérationnelles avec les Etats-Unis. La coopération risque de se limiter à l’échange de renseignements bruts. Mais tant que les Américains le souhaiteront, l’alliance perdurera, car la capacité de collecte de renseignements des Etats-Unis est indispensable aux membres des Five Eyes. D’autres États, comme le Japon, qui a une coopération importante avec les États-Unis, plutôt tournée vers la Corée du Nord et la Chine, sont également inquiets face à cette évolution de l’administration Trump. Pour la France aussi, cela devrait avoir des conséquences, même si le niveau de coopération n’est pas comparable à celui des Five Eyes.

Quelles conséquences si les Américains rompent le lien de renseignement ?

Cette situation engendrerait une carence informationnelle critique dans des domaines où notre dispositif de renseignement présente déjà des insuffisances structurelles, comme on peut le voir pour l’Ukraine où le renseignement américain est indispensable aux opérations quotidiennes. Cette situation pourrait néanmoins générer des effets positifs en favorisant des partenariats alternatifs et diversifiés, alors que certains acteurs ont tendance à privilégier exclusivement la collaboration américaine. Ainsi, dans le cas de la France, des échanges mutuellement bénéfiques pourraient s’établir avec le Japon ou l’Australie qui, disposant de renseignement de qualité sur les activités chinoises dans le Pacifique Sud, pourraient être intéressés par le renseignement français concernant l’Afrique.

Le renseignement américain n’a-t-il pas connu d’autres séquences de forte politisation, sous Bush Jr. ou Nixon ?

Oui, mais on se trouve probablement aujourd’hui à un niveau de politisation du renseignement américain rarement atteint. Au moment de la mise en place de la CIA, après la Seconde Guerre mondiale, il était très élevé, mais les services de renseignements étaient essentiellement tournés vers l’extérieur. Là, on a un effet de repli sur les questions domestiques et sur des logiques internes.

Dans le même temps, la Chine renforce-t-elle ses liens avec d’autres services secrets ?

Les coopérations avec la Corée du Nord et l’Iran demeurent circonscrites à des domaines restreints. Avec la Russie, on a du mal à évaluer son niveau réel. Il y a des coopérations bien sûr, mais elles sont plus technologiques et matérielles qu’opérationnelles. Il y a de gros transferts de compétences, par exemple sur l’influence informationnelle. Les Russes sont fascinés par la Grande muraille de l’Internet chinois [NDLR : qui permet au gouvernement de censurer tous les contenus critiques] et souhaitent mettre en place un système similaire. Les Chinois, de leur côté, ont beaucoup appris des méthodes russes de désinformation.

Les services chinois ne souffrent-ils pas des mêmes travers que la CIA ?

Au sortir de la Révolution culturelle, après la mort de Mao, Deng Xiaoping a entrepris de doter la Chine de services professionnels, avec la création du MSE en 1983, visant à établir un appareil de renseignement compétent et capable d’opérer à l’international, ce qui nécessitait sa dépolitisation. Auparavant, ces services étaient subordonnés au Parti plutôt qu’à l’État. Durant quatre décennies, on a observé une professionnalisation significative, illustrée notamment par l’amélioration des compétences linguistiques des officiers de liaison du MSE. Aujourd’hui cependant, une repolitisation s’opère, symbolisée par la nomination de l’ancien directeur du MSE, Chen Wenqing, au bureau politique du Parti. Les dérives antérieures risquent de réapparaître, avec des cadres qui, par crainte, aligneront leurs analyses sur les attentes du Parti plutôt que sur la réalité. Les priorités des services chinois demeurent centrées sur ce qu’ils nomment les cinq poisons internes, mobilisant la majorité de leurs ressources : les mouvements indépendantistes à Taïwan et au Tibet, les séparatistes ouïghours du Xinjiang, les adeptes du Falun Gong et les aspirations démocratiques. La collecte de renseignements politiques, technologiques ou scientifiques à l’étranger reste secondaire.

Pour autant, un groupe de hackeurs chinois, Salt Typhoon, a pu pénétrer profondément les structures cyber américaines…

De nombreux spécialistes estiment qu’ils conduisent désormais des opérations plus sophistiquées que leurs homologues russes, notamment par leur aptitude à dissimuler leurs traces et à fusionner opérations humaines et numériques - par exemple en utilisant des sources humaines pour implanter des logiciels malveillants dans un système informatique. Pour la première fois, quoique le rapport de la CIA ne l’explicite pas formellement, les Américains envisagent la possibilité de perdre leur suprématie dans ce domaine face aux Chinois, ou du moins craignent qu’en l’absence d’investissements massifs et immédiats, leurs systèmes défensifs ne puissent plus résister efficacement aux intrusions numériques chinoises.

Les Américains n’ont-ils pas également un gros problème de renseignement sur le sol chinois, face à la surveillance de masse ?

En matière de renseignement humain, malgré certaines capacités, les États-Unis se trouvent dans une relation fortement asymétrique au bénéfice de la Chine. Ils ont essuyé un revers considérable dans les années 2010 lorsqu’une taupe chinoise au sein de la CIA, conjuguée à des opérations numériques, a permis à Pékin d’identifier une douzaine, peut-être plus, de sources américaines au sein de l’appareil du Parti-Etat chinois, toutes exécutées par la suite. Pour compenser, Washington intensifie ses activités de renseignement technique et l’exploitation des sources ouvertes. L’investigation numérique constitue désormais un vecteur essentiel d’information sur les questions sensibles concernant la Chine.

Les opérations de sabotage et d’infiltration russes, qui ont triplé entre 2023 et 2024 selon une étude du CSIS, vont-elles encore s’accélérer ?

Rien ne laisse présager une diminution de ces activités, sauf bouleversement imprévu en Russie. Les dirigeants russes considèrent, à tort ou à raison, que ces opérations contribuent à consolider leur statut de grande puissance. Certaines initiatives présentent des déficiences évidentes, mais l’efficacité réelle importe moins que la démonstration de capacités, tant sur la scène internationale qu’auprès de l’opinion intérieure. Ce phénomène s’observe également en Chine, où l’évaluation des cadres repose davantage sur le nombre d’opérations conduites annuellement que sur leurs résultats effectifs.

Vous avez un exemple ?

Les Chinois ont mené plusieurs opérations révélatrices de cette approche. Un exemple notable concerne le film Spring, Seeing Hong Kong Again, qui présente sous un jour favorable la reprise en main de Hongkong par le Parti, prétendument récompensé lors d’un festival de documentaires à Prague. En réalité, ce festival est entièrement fictif, créé de toutes pièces par les services chinois via un site Internet factice. L’amateurisme de cette tentative se révèle notamment par l’apparition d’un message de cookies en chinois dès la première connexion au site, supposément tchèque. Ces erreurs élémentaires, laissées sans correction, illustrent certaines limites opérationnelles persistantes liées à la logique bureaucratique chinoise.