Le politiste Philippe Droz-Vincent estime, dans une tribune au « Monde », qu’il ne faut pas donner trop d’importance aux appels de Téhéran à franchir le seuil de la militarisation nucléaire car, pour le Guide suprême, Ali Khamenei, le sujet le plus important est la perpétuation du régime.
Depuis un an, violences et guerres s’enchaînent autour de perspectives de « guerre totale », désormais d’un « nouveau Moyen-Orient » évoqué par un premier ministre israélien en « mission sacrée », faisant penser au moment néoconservateur de la politique américaine en 2002-2003. Le rôle de l’Iran est au cœur des débats, et, dans ce domaine, deux interprétations s’opposent.
La première voit dans l’Iran la cheville ouvrière d’un « axe de la résistance » aux Etats-Unis et à Israël aux côtés du Hezbollah, de la Syrie, des houthistes, des groupes chiites irakiens et du Hamas. Depuis les frappes israéliennes sur le consulat iranien à Damas et la riposte iranienne dirigée directement sur Israël, l’Iran peut compter sur ces acteurs par procuration (proxies) pour ouvrir des fronts face à Israël. Dans une version moins belliqueuse que celle de Benyamin Nétanyahou, cette interprétation amène à l’hypothèse d’une contre-alliance, un « front américano-euro-arabe » (sunnite) contre l’Iran.
Cette vision a cependant ses limites. L’Iran ne semble pas dans une logique de confrontation et, en août, le Guide suprême, Ali Khamenei, s’est dit prêt à des négociations avec les Etats-Unis sur le programme nucléaire. La lenteur de la riposte iranienne à l’assassinat du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, à Téhéran – une première prouesse israélienne et une humiliation pour l’Iran – va dans ce sens. Il ne semble pas qu’il faille donner trop d’importance aux (nombreux) appels à Téhéran à franchir le seuil de la militarisation nucléaire : ce sont des clameurs usuelles.
Soutien logistique, moral, politique
Plus que l’« axe de la résistance » tant ressassé, la notion d’« unité des arènes » (wahda al-sahat) est plus pertinente pour qualifier ces formes d’alliances où chacune des composantes conserve une marge de manœuvre. Feu le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a expliqué en août que l’Iran (comme la Syrie) « n’était pas obligé d’entrer dans les combats », tout en demandant son soutien logistique, moral, politique, symbolisé par le canal de fourniture de matériel depuis l’Iran à travers l’Irak et la Syrie jusqu’au Liban.
Très différente, la seconde interprétation de la stratégie iranienne, qui ouvre de maigres perspectives de sortie de crise, ne postule pas que l’Iran est à la tête d’un « axe » dans une logique de guerre, mais que l’ambition de l’Iran est d’être reconnu comme puissance régionale. L’« axe de la résistance » existe certes bien, et les généraux des pasdarans tués (un au consulat, un avec Nasrallah) en témoignent, mais, malgré ses missiles, ses drones ou son programme nucléaire, l’Iran a conscience de ses faiblesses militaires, si un combat frontal devait l’opposer à Israël – les prouesses israéliennes, avec les bipeurs, les talkies-walkies puis la décapitation de l’organigramme du Hezbollah, ont été perçues à Téhéran.
Les réactions a priori étranges des Etats du Golfe, particulièrement de l’Arabie saoudite et des Emirats, en paix avec Israël depuis 2020, étonnent : non seulement ils refusent de faire front contre l’Iran, mais ils ont multiplié les contacts avec ce pays – ce fut le cas dernièrement à un sommet asiatique à Doha, où des délégations du Golfe de très haut niveau ont rencontré le président iranien, Massoud Pezeshkian. Ils ne disent d’ailleurs mot au sujet de la mort de Hassan Nasrallah ou des attaques de missiles iraniens sur Israël du 1er octobre, se focalisant sur les bombardements israéliens sur les civils.
Manque de confiance
Après les échecs américains en Syrie, en Irak et en Afghanistan, le Golfe n’a plus confiance en la puissance américaine dont la diplomatie, de Joe Biden à Antony Blinken, montre son incapacité à arrêter les ardeurs guerrières de Benyamin Nétanyahou. L’Arabie saoudite et les Emirats, avec l’aide du Qatar, délégitimé depuis le 7-Octobre en raison de son soutien financier au Hamas, souhaitent plutôt une gestion par un ensemble de puissances régionales qui réincluerait l’Iran. Malgré leurs divergences persistantes, le point de rapprochement entre l’Iran et le Golfe sur la question palestinienne semble être la solution à deux Etats au sujet de laquelle le ministre saoudien des affaires étrangères a pris la plume dans le Financial Times le 2 octobre.
L’Iran se rend compte que les alliances « alternatives » à l’ordre occidental ne sont pas de vraies cartes. Quelles que soient les relations transactionnelles intenses que le pays entretient, sur le plan militaire, avec la Russie, la confiance mutuelle n’existe pas.
De même, les relations avec la Chine sont tendues depuis le début de l’année 2024 autour des prix du pétrole, et Pékin demande à Téhéran de calmer les attaques des houthistes, qui ont fait passer le prix du conteneur de 3 000 dollars à 7 000 dollars (de 2735 euros à 6382 euros) pour le contournement de la mer Rouge et impactent fortement la croissance économique chinoise par la Belt and Road Initiative, centrale pour Xi Jinping. Sur ce point, la Chine trouvera de nombreux soutiens parmi les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud] ou dans le Sud global.
Peut-être l’Iran joue-t-il sur les deux tableaux dans une stratégie complexe dont le système iranien a le secret, mais une chose est sûre : l’Iran n’a ni les moyens, ni le souhait d’aller à la confrontation. Pour le Guide, le sujet le plus important est la perpétuation du régime après la confrontation avec la société iranienne de septembre 2022, qui a laissé le pouvoir répressif délégitimé face à une société qui continue à le haïr.
Si la seconde interprétation est la bonne, le faible espoir de sortir de la logique d’embrasement que nous avons connue lors du moment néoconservateur américain et qui, après la guerre entre le Hezbollah et Israël, en 2006, a vu la montée en puissance de l’Iran par l’intermédiaire de ses acteurs par procuration, ne viendra pas d’une hypothétique action de l’administration Biden, mais des puissances régionales du Golfe et de leurs relations avec l’Iran.
Philippe Droz-Vincent, professeur de relations internationales à Sciences Po Grenoble