L’Autriche, l’Italie, Chypre et d’autres Etats membres demandent une révision des relations avec le régime de Bachar Al-Assad afin de faciliter les renvois de Syriens. Berlin et Vienne souhaitent aussi pouvoir expulser des réfugiés afghans délinquants.
Par Jean-Baptiste Chastand (Vienne, correspondant régional), Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen) et Thomas Wieder (Berlin, correspondant). Le Monde
L’Union européenne (UE) doit-elle renouer avec la Syrie et le régime meurtrier de Bachar Al-Assad, après une guerre civile qui a fait plus de 500 000 morts et jeté 14 millions de Syriens sur les routes ces treize dernières années, ou avec le régime taliban qui a repris le pouvoir en Afghanistan en 2021 ? Pourrait-on y renvoyer dans leurs pays des Syriens et des Afghans réfugiés en Europe ? Depuis quelques mois, certains Etats d’Europe centrale et du Sud plaident en ce sens à Bruxelles, alors que montent les demandes d’un durcissement de la politique migratoire européenne.
Mi-mai, à l’initiative de Chypre, où arrivent des Syriens par la mer depuis le Liban, des représentants grecs, autrichiens, tchèques, italien, danois, polonais et maltais s’étaient retrouvés sur l’île méditerranéenne pour demander à l’UE de revoir sa politique de refus de collaboration avec Damas afin d’y renvoyer, dans certaines zones jugées désormais « sûres », des réfugiés syriens. « La stabilité dans ce pays n’a pas été entièrement rétablie » mais « nous devons accélérer le processus et (…) créer les conditions qui permettraient le retour des personnes en Syrie », assurait alors le ministre chypriote de l’intérieur, Constantinos Ioannou.
« 13,8 millions de déplacés et réfugiés »
Particulièrement active sur le sujet, même si elle accueille très peu de réfugiés syriens, la République tchèque devrait envoyer une mission exploratoire en Syrie cet automne pour identifier de telles zones, en collaboration avec le régime. Ces pays font partie du groupe de quinze Etats membres qui ont plaidé, mi-mai, auprès de la Commission européenne afin qu’elle trouve des solutions pour transférer des migrants vers des pays tiers considérés comme « sûrs » hors du continent européen. Lundi 22 juillet, les ministres des affaires étrangères autrichien et italien, Alexander Schallenberg et Antonio Tajani, tous deux conservateurs, ont proposé à leurs homologues, à Bruxelles, de réévaluer les relations diplomatiques avec la Syrie.
« Après treize ans, nous devons admettre que l’approche de l’UE n’a pas suivi l’évolution de la situation sur le terrain », écrivent les deux diplomates dans une missive soutenue par six autres pays (Grèce, Chypre, République tchèque, Slovaquie, Slovénie et Croatie). Non seulement l’Union dépense 33 milliards d’euros d’aide humanitaire pour les Syriens du pays, mais la situation ne s’y améliore pas, jugent-ils. « La Syrie est toujours à l’origine de la plus grande crise de déplacement au monde, avec 13,8 millions de personnes déplacées et de réfugiés », indiquent-ils.
« Pendant ce temps, Bachar Al-Assad reste fermement en selle, constatent-ils encore. Avec le soutien de la Russie et de l’Iran, le régime syrien a réussi à consolider son pouvoir, en reprenant le contrôle de 70 % du pays. Nos partenaires arabes dans la région ont reconnu cette réalité désagréable. Ils ont réadmis la Syrie au sein de la Ligue des Etats arabes [en mai]. » Dès lors, ces pays demandent la mise en place d’« une politique syrienne plus réaliste, plus proactive et plus efficace afin d’accroître [leur] influence politique, de ren forcer l’efficacité de [leur] aide humanitaire et de créer les conditions d’un retour sûr, volontaire et digne des réfugiés syriens ».
A Bruxelles, cette nouvelle offensive est accueillie avec scepticisme. « Nous sommes pragmatiques, mais pas naïfs, indique Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne. Nous savons où se trouve le régime syrien, très proche de la Russie et de l’Iran. Mais nous sommes toujours prêts à essayer de trouver un arrangement qui pourrait bénéficier au peuple syrien. » A Paris, où le dossier syrien demeure important, il n’est aujour d’hui « pas question de rouvrir les relations avec Damas ». Depuis 2017, les Vingt-Sept exigent « une véritable transition politique négociée par les parties au conflit » afin de renouer avec ce pays.
Les ONG de défense des droits de l’homme répètent que « la Syrie n’est toujours pas sûre pour le retour et les réfugiés risquent de subir des violations des droits de l’homme, notamment des tortures et des persécutions à leur retour », comme Amnesty international l’assurait encore fin mai.
Concernant l’Afghanistan, les Vingt-Sept avaient longuement discuté de leurs rapports avec le gouvernement en place début 2023, mais la situation ne s’est pas améliorée depuis la prise du pouvoir par les talibans, en 2021, qui a mis fin aux réadmissions de réfugiés. Comme pour les populations syriennes, l’UE finance l’aide humanitaire à destination des populations civiles, sans pour autant soutenir le régime. Elle a déjà engagé, depuis 2021, plus d’un milliard d’euros.
Si ce sujet revient en force dans l’Union européenne, c’est que les Syriens et les Afghans sont, de loin, les premiers demandeurs d’asile, selon l’Agence européenne de l’asile. Ces deux dernières années, pas moins de 320 000 Syriens et 235 000 Afghans ont déposé une demande dans les pays européens, asile accordé à 85 % pour les Syriens et à 60 % pour les Afghans. Les premières destinations de ces réfugiés sont l’Allemagne, la France et l’Autriche.
Accueillant environ 130 000 réfugiés syriens et afghans sur son sol, l’Autriche, gouvernée par une coalition entre conservateurs et Verts, est à la pointe des pays européens qui veulent renouer avec ces pays afin d’y reprendre les expulsions. « Nous devons rendre juridiquement possible les expulsions de délinquants, de personnes dangereuses et des apologistes du terrorisme, y compris vers l’Afghanistan et la Syrie », a plaidé début juin le chancelier conservateur, Karl Nehammer, après une décision de la Cour constitutionnelle autrichienne, qui a estimé possible de reprendre les expulsions vers l’Afghanistan.
Faute de collaboration avec le régime de Kaboul, l’Autriche n’a toutefois jusqu’ici pas été en mesure de reprendre ces expulsions. Dans l’opposition mais favori dans les sondages, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ, extrême droite) fait campagne pour les législatives de septembre en appelant à ouvrir des discussions avec les talibans pour un accord de réadmission. « Il faut faire preuve d’un certain pragmatisme », a défendu Hannes Amesbauer, porte-parole sur les questions de sécurité de ce parti islamophobe, dont la radicalité déteint sur les conservateurs au pouvoir. Ces derniers envisagent ouvertement de retirer le statut de réfugié aux Syriens si les dis cussions avec Bachar Al-Assad aboutissaient.
Même si elle ne s’est pas associée à ces initiatives, l’Allemagne est désormais elle aussi favorable à l’expulsion des personnes jugées dangereuses ou condamnées pour crimes graves vers des pays peu sûrs comme l’Afghanistan et la Syrie. « De tels criminels doivent être expulsés, même s’ils viennent de Syrie ou d’Afghanistan », a déclaré le chancelier Olaf Scholz, le 6 juin, au Bundestag. Une semaine après la mort d’un policier à Mannheim (Bade-Wurtemberg), tué au couteau par un réfugié afghan.
Scepticisme des Verts allemands
A dix jours des élections européennes, l’attaque avait conduit de nombreux responsables de droite, d’extrême droite, mais aussi du centre gauche, à appeler le gouvernement à faire preuve de davantage de fermeté sur les questions migratoires en général, et en particulier à revenir sur la suspension des expulsions vers l’Afghanistan, décidée après le retour au pouvoir des talibans. De l’Allemagne vers la Syrie, les expulsions ont été suspendues en 2012, un an après le début de la guerre civile.
Dans son gouvernement tripartite, où ses amis sociaux-démocrates et ses alliés libéraux sont favorables à la reprise des ex pulsions vers ces deux pays, M. Scholz se heurte toutefois au scepticisme des Verts qui, s’ils n’y sont pas tous opposés par principe, sont néanmoins très circonspects quant à la possibilité de négocier un accord avec les talibans. « Il ne faudrait pas que de telles négociations impliquent une reconnaissance des talibans et débouchent sur des transferts d’argent qui serviraient à financer des réseaux terroristes, y compris en Allemagne », a prévenu le coprésident des Verts, Omid Nouripour.