L’analyse des transactions en monnaie digitale explique pourquoi Américains et Israéliens ont eu autant de mal à empêcher le Hamas, le Jihad islamique et le Hezbollah à être financés par l’étranger
Angus Berwick et Ian Talley - L'Opinion /The Wall Street Journal
L’attaque éclair menée le week-end dernier en Israël par le Hamas a soulevé la question du financement d’une opération que personne n’avait vu venir. La réponse est : les cryptomonnaies.
Des documents saisis par Israël et des rapports d’analyse de la blockchain ont été étudiés. Conclusion : dans l’année qui a précédé l’attaque, trois groupes militants (le Hamas, le Mouvement du Jihad islamique en Palestine, ou MJIP, et le Hezbollah) ont reçu de très grosses quantités d’argent via des cryptomonnaies.
Les portefeuilles que les autorités israéliennes relient au MJIP ont ainsi été crédités de 93 millions de dollars entre août 2021 et juin de cette année, d’après une analyse menée par le cabinet Elliptic.
Des « wallets » liés au Hamas ont, eux, reçu 41 millions de dollars sur une période similaire, révèlent des travaux menés par BitOK, une société d’analyse basée à Tel-Aviv.
Samedi, des membres du MJIP ont participé à l’attaque partie de la bande de Gaza ; plus de 900 civils ont été tués et au moins une centaine de personnes ont été enlevées. Au moins 700 Palestiniens sont morts dans les frappes menées en représailles par Israël.
Les brigades Izz al-Din al-Qassam, branche armée du Hamas, n’ont pas répondu à la demande de commentaire. Ni le MJIP ni le Hezbollah n’ont pu être joints.
Les trois groupes sont considérés comme des organisations terroristes par le gouvernement américain et font l’objet de sanctions de la part du département du Trésor, ce qui limite leur accès au système bancaire international. Toute personne ou toute entité réalisant des transactions avec eux encourt des poursuites et peut également faire l’objet de sanctions.
Quoi qu’il en soit, les transactions en cryptomonnaie montrent que les Etats-Unis et Israël peinent à couper ces groupes des financements étrangers, affirment analystes et anciens responsables occidentaux. Le MJIP et le Hamas, qui détient le pouvoir à Gaza, ont ainsi pu accumuler des armes et du matériel au nez et à la barbe des Israéliens, et lancer la plus grosse opération depuis la guerre du Kippour, en 1973.
Il est pour l’heure impossible de savoir si les sommes reçues en cryptomonnaie ont servi à financer directement les attaques, ni combien les autorités israéliennes ont saisi sur les portefeuilles. Pour les spécialistes, c’est probablement un petit pourcentage des montants qui y ont transité. Mardi, la police israélienne, qui cherche à localiser « l’infrastructure financière en cryptomonnaie utilisée par les terroristes pour inancer leurs activités », a déclaré avoir gelé d’autres comptes en devise virtuelle dont le Hamas se servait pour lancer des appels au don sur les réseaux sociaux.
Les cryptomonnaies permettent à leurs utilisateurs de contourner le système bancaire, puisqu’ils s’échangent des jetons sur des portefeuilles numériques (ou wallets) généralement détenus auprès de bourses spécialisées. Dans un rapport publié l’an passé, le département américain du Trésor indiquait que des lacunes dans le contrôle de ces bourses pouvaient permettre à des groupes terroristes d’en détourner l’usage ; il soulignait alors que l’Etat islamique et al-Qaïda avaient, eux aussi, reçu des dons en cryptomonnaie.
Après l’opération menée en juin dernier pour saisir des cryptos appartenant au Hezbollah, le ministère israélien de la Défense Yoav Gallant avait déclaré que l’utilisation de devises digitales compliquait la lutte contre le financement du terrorisme.
« C’est loin d’être facile », avait-il résumé.
Un mois plus tard, le bureau national israélien de lutte contre le financement du terrorisme (NBCTF) exigeait la saisie des cryptos détenues sur 67 comptes Binance, première bourse mondiale de cryptomonnaie. D’autres demandes formulées en début d’année contre le Hamas et le Hezbollah visaient également la confiscation de fonds détenus chez Binance. Par ailleurs, comme l’avait déjà rapporté The Wall Street Journal, le département américain de la Justice a lancé une enquête sur la façon dont Binance gère le risque de blanchiment d’argent.
Le porte-parole de Binance a indiqué que l’entreprise coopérait activement avec les autorités, y compris israéliennes, pour lutter contre le financement du terrorisme.
« Ces derniers jours, nos équipes ont travaillé sans relâche, nuit et jour, pour apporter leur appui aux efforts en cours », a-t-il souligné. Mardi, la police israélienne a annoncé que de nouveaux gels de comptes étaient menés avec l’aide de Binance.
Selon des chercheurs qui ont travaillé sur le financement du Hamas, les cryptomonnaies restent l’un des outils utilisés par le groupe pour se inancer ; de l’argent liquide transite aussi, par exemple, par la frontière entre l’Egypte et Gaza. Pour les Américains, l’Iran fait partie des principaux soutiens financiers du groupe : Téhéran lui verserait une centaine de millions de dollars par an. «
Les cryptos, c’est une corde supplémentaire à leur arc », résume Joby Carpenter, spécialiste des cryptomonnaies et des financements illégaux chez ACAMS, qui regroupe des professionnels de la lutte contre la délinquance inancière.
Depuis 2019, date à laquelle les brigades al-Qassam ont com mencé de demander à leurs soutiens de donner des bitcoins, le Hamas affiche publiquement sa volonté de lever des fonds en cryptomonnaie. « La réalité du jihad, ce sont beaucoup d’efforts et beaucoup d’énergie, et l’argent est le nerf de la guerre », affirmait le groupe sur Telegram, joignant le lien vers un wallet qui a reçu environ 30 000 dollars en bitcoins cette année-là.
Selon Ari Redbord, ancien responsable du Trésor américain qui dirige désormais les politiques mondiales chez TRM Labs, un spécialiste de la blockchain qui suit le Hamas, le groupe est l’un des plus avancés dans la question du financement du terrorisme.
Quand il s’est aperçu que les enquêteurs israéliens et américains suivaient les transactions sur la blockchain (un registre public qui recense la totalité des données relatives aux transactions en devises virtuelles), le Hamas a cessé de communiquer les liens.
Il utilise désormais des systèmes de traitement des paiements qui génèrent des adresses et dissimulent le portefeuille qui détient réellement les fonds ; ce sont des liens vers ces services qui igurent désormais sur les appels au don, selon Ari Redbord.
En avril, les brigades al-Qassam ont annoncé qu’elles n’acceptaient plus les dons en bitcoin et appelé leurs supporters à les soutenir par d’autres biais. Il en allait « de la sécurité des donateurs », a expliqué le groupe sur Telegram, citant « une intensiication des eforts contre toute personne essayant de soutenir la résistance par ce biais ».
D’après les éléments saisis, le Hamas et le MJIP ont d’ores et déjà amassé des millions de dollars en crypto.
L’analyse menée par Elliptic indique de son côté que les monnaies digitales ont servi à lever des fonds, mais également à en transférer. Basé à Londres, le cabinet explique avoir découvert que les groupes s’envoyaient de l’argent entre eux : depuis 2021, le MJIP a ainsi transféré plus de 12 millions de dollars au Hezbollah.
Pour les transactions, c’est le stablecoin tether qui était privilégié. Arrimé sur le dollar, il est beaucoup moins volatil que d’autres cryptomonnaies. Interrogé sur l’utilisation de sa devise, Tether a déclaré qu’elle faisait tout pour empêcher les terroristes de s’en servir, quitte à geler des portefeuilles. L’entreprise travaille en étroite collaboration avec les autorités internationales, a-t-elle précisé.
Reste qu’utiliser des cryptomonnaies, « c’est beaucoup plus facile que faire passer de l’argent liquide par la frontière avec l’Egypte », soupire Matthew Price, ancien enquêteur de l’IRS, l’administration fiscale américaine, qui travaille aujourd’hui chez Elliptic.