Les traumatismes de l’automne, avec l’horreur du 7 octobre puis celle des bombardements sur Gaza, peuvent être l’occasion d’une prise de conscience nouvelle, explique, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Créer un Etat palestinien aux côtés d’Israël ? Tout le monde en parle, peu y croient. Dans le fracas de la guerre de Gaza, la solution dite « des deux Etats » resurgit en force, particulièrement à Washington. Elle serait la panacée pour sortir de cette tragédie sans cesse recommencée qu’est le conflit israélo-palestinien. En revenir au partage (même très inégal) de la terre que deux peuples se disputent : pour être souvent plébiscitée, la formule suscite aussi un fort scepticisme.
Il y a ceux qui n’en veulent pas, parmi les protagonistes eux-mêmes, et ceux qui la condamnent au nom du « réalisme » – infaisable, trop tard, pas sérieux. Et, pourtant, avancent certains qui ne sont pas des utopistes de salon, ce serait le moment ou jamais de commencer à imposer une solution dont l’idéalisme apparent masque la vraie nature : elle est la seule qui colle à la réalité profonde de ce conflit.
Les arguments ne manquent pas pour nourrir un « mais vous rêvez » asséné sur un ton un tantinet affligé. Voilà plus de quinze ans que les électeurs israéliens portent au pouvoir des majorités radicalement opposées à la moindre concession territoriale. Les implantations dans les territoires palestiniens se sont multipliées. Les colonies israéliennes, environ 500 000 personnes en Cisjordanie et plus de 200 000 dans la partie orientale de Jérusalem, mitent le pays palestinien. Elles interdisent toute continuité territoriale, torpillant la possibilité même d’y établir l’esquisse d’un Etat.
Le risque d’une « somalisation »
Le mouvement national palestinien est divisé. En Cisjordanie, le Fatah, qui s’est largement déconsidéré à la tête de l’Autorité palestinienne, reste partisan des « deux Etats ». A Gaza, bénéficiant d’un regain de popularité dans l’opinion arabe après l’attaque du 7 octobre, les islamistes du Hamas cultivent l’ambition d’« éradiquer » Israël. Enfin, dit-on encore, cet « automne noir » – l’horreur du 7 octobre, puis l’horreur des bombardements sur Gaza – va, de part et d’autre, produire de la haine pour une génération.
Mais voilà, penser l’après-guerre, c’est déjà solliciter la solution des deux Etats. Qui pour reconstruire Gaza ? Qui pour faire face à une tragédie humanitaire de cette proportion ? Ce ne peut être ni Israël ni ce qui restera du Hamas. Sauf à risquer une « somalisation » progressive de Gaza, il faudra, sous une forme ou sous une autre, une administration sous mandat international. Personne ne se bousculera pour prendre des responsabilités dans la foulée de l’opération israélienne. Personne – pas plus les pays arabes que les pays européens, les Etats-Unis, une Autorité palestinienne revigorée ou l’ONU – n’ira au charbon sans la garantie d’une perspective de règlement politique du conflit israélo-palestinien.
Or il n’y a pas d’autre horizon réaliste que celui de la formule des deux Etats. Pour les Israéliens, continuer « comme avant », en gros tenir Gaza en quarantaine et annexer la Cisjordanie, c’est accepter une coexistence honteuse sur un même territoire : tous les droits pour les uns, un statut politico-juridique inférieur pour les autres.
Quant au rêve, caressé par un nombre croissant de Palestiniens, d’un Etat binational, le moins que l’on puisse dire est que l’expérience des Etats pluriethniques ou pluriconfessionnels dans la région, qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Irak ou du Liban, n’inspire pas l’optimisme. Dans la première hypothèse comme dans la seconde, ce serait la fin du projet sioniste, celui d’un Etat majoritairement juif et démocratique.
Les traumatismes de l’automne 2023 peuvent être l’occasion d’une prise de conscience nouvelle. Les directions politiques vont changer, dit l’historien israélien Elie Barnavi, venu promouvoir à Paris, avec ses amis du Policy Working Group-Israel, la solution des deux Etats. Nétanyahou ne devrait pas survivre à une commission d’enquête sur le désastre sécuritaire du 7 octobre, sa majorité d’ultradroite non plus. A la tête du Fatah, le remplacement de Mahmoud Abbas (88 ans) peut donner un second souffle à l’Autorité palestinienne.
Barnavi appelle à une mobilisation européenne en faveur des deux Etats, avec la constitution d’un groupe de contact aux côtés des Etats-Unis et des pays arabes volontaires. Mais le mitage de la Cisjordanie par les colonies ? 80 % des colons, poursuit l’historien, sont installés le long de la « ligne verte » de 1967, celle qui marquait la « frontière » entre Israël et la Cisjordanie. Leur intégration à l’Etat hébreu peut être compensée par des concessions territoriales que celui-ci accorderait aux Palestiniens dans le sud du pays, à côté de Gaza.
Rien ne se fera sans la pression active des Etats-Unis. Aujourd’hui durement critiqués dans le monde arabe, au même titre que les Européens, pour leur passivité devant la tragédie gazaouie, ils restent la puissance prépondérante au Moyen-Orient. La création d’un Etat palestinien relève d’une dialectique compliquée, un jeu de contrainte exercée sur les deux protagonistes – les uns et les autres. Avec insistance, Joe Biden défend la formule des deux Etats, mais le président américain ne peut ignorer la réalité d’Israël. Depuis des années, les électeurs de l’Etat hébreu votent pour des partisans de la colonisation des territoires palestiniens.
« La seule manière d’obtenir les changements nécessaires » de la part d’Israël, écrit le sénateur Bernie Sanders sur le site du New York Times, le 27 novembre, est de mettre un terme « à notre politique du chèque en blanc ». En clair, ce proche de Biden, bien que situé à la gauche démocrate, appelle à conditionner l’aide militaire américaine dispensée à Israël. Qu’il arrive ou non à faire progresser la solution dite « des deux Etats », Biden joue dans l’après-guerre entre Israël et le Hamas une partie de son héritage en politique étrangère.