Pour les monarchies du Golfe, Israël a remplacé l’Iran comme agent de destabilisation du Proche-Orient

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Pour les monarchies du Golfe, Israël a remplacé l’Iran comme agent de destabilisation du Proche-Orient
الاثنين 23 يونيو, 2025

La fuite en avant belliqueuse de l’Etat hébreu suscite fébrilité et colère dans les palais de la péninsule Arabique. Les élites de la région, qui redoutent des représailles contre les bases américaines présentes sur leur sol, appellent à un règlement du dossier nucléaire iranien par la voie diplomatique.

Par Hélène Sallon (Abou Dhabi et Dubaï, envoyée spéciale) Le Monde

L’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Iran est un scénario noir pour les monarchies du Golfe. Le soutien qu’elles ont manifesté à l’Iran depuis le 13 juin, en condamnant l’attaque israélienne contre cette « nation amie », pourrait ne plus suffire. Elles ont été placées en état d’alerte face à d’éventuelles représailles de Téhéran, qui menace d’attaquer les bases américaines sur leurs sols et de fermer le détroit d’Ormuz, une voie commerciale stratégique dans le golfe Arabo-Persique. Dimanche 22 juin, les monarchies du Golfe ont, en chœur, appelé à la désescalade et à une sortie de crise politique. La fuite en avant belliqueuse d’Israël, tenté par un changement de régime en Iran, nourrit leur peur d’un engrenage vers une guerre incontrôlable et généralisée au Moyen-Orient.

Jusqu’au moment des frappes américaines, dans la nuit de samedi à dimanche, les responsables golfiens ont essayé de convaincre le président Donald Trump de renoncer à l’option militaire pour donner sa chance à la diplomatie. « La désescalade est extrêmement importante. Nous pensons toujours qu’il existe une voie de retour aux négociations », plaidait, vendredi, Anwar Gargash, le conseiller diplomatique du président émirati, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, devant des journalistes, dont Le Monde. « Riyad ne soutient ni l’escalade ni un changement de régime, soulignait Ali Shihabi, un analyste politique saoudien. Une solution diplomatique semble très difficile à trouver actuellement, mais pas impossible. »

Le ralliement d’Abou Dhabi et de Riyad aux efforts de médiation du Qatar et du sultanat d’Oman confirme le changement d’approche dans les deux capitales, jadis fervents soutiens, aux côtés d’Israël, de la politique de pression maximale de M. Trump. Certes, l’affaiblissement de la République islamique et de son programme nucléaire, après celui de ses alliés, le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais, puis la chute du dictateur syrien Bachar Al-Assad, est un « changement géostratégique » bienvenu pour les monarchies sunnites. Mais après avoir subi les représailles de Téhéran sur leurs installations pétrolières, auxquelles les Etats-Unis n’avaient pas répondu durant le premier mandat de Donald Trump, Abou Dhabi et Riyad ont misé sur la détente et le rapprochement avec leur grand rival chiite.

« Détourner l’attention de Gaza »
Cette stratégie de « neutralité positive » a été payante. Elle a tenu les monarchies du Golfe à l’écart des confrontations qui ont embrasé la région depuis le début de la guerre à Gaza, en octobre 2023. Israël, qui poursuit des guerres à Gaza, au Liban, en Syrie, au Yémen et désormais en Iran, et parle de redessiner un « Nouveau Moyen-Orient » par la force, menace leurs efforts. L’Etat hébreu leur apparaît désormais comme un acteur déstabilisateur, un obstacle à leur vision d’une stabilisation régionale par le dialogue et l’intégration économique.

« Les préoccupations doivent être résolues par la voie diplomatique… Les problèmes sont nombreux dans la région. Si nous choisissons de tout régler au marteau, rien ne restera intact, déplore ainsi Anouar Gargash. Cette guerre va à l’encontre de l’ordre régional que les pays du Golfe souhaitent construire, qui est axé sur la prospérité régionale. » Abou Dhabi et ses partenaires golfiens partagent l’inquiétude d’Israël à l’égard de la menace posée par le programme nucléaire iranien. Mais, à leurs yeux, la réponse ne peut être que politique, pour s’assurer le respect par l’Iran de ses engagements internationaux. La poursuite de la guerre en Iran pourrait contrarier le développement économique des monarchies du Golfe – leur priorité. « Toute action militaire sera préjudiciable à l’ensemble de la région », insiste le conseiller diplomatique émirati, évoquant la déstabilisation engendrée par l’offensive américaine en Irak en 2003. En l’absence d’alternative crédible au régime des mollahs, l’Iran est, à leurs yeux, menacé de sombrer dans le chaos. Les monarchies du Golfe pourraient, elles, devenir la cible de représailles. « L’Arabie saoudite a dit à l’Iran qu’elle riposterait contre les infrastructures pétrolières iraniennes si l’Iran attaquait ses infrastructures. Elle est donc préparée, mais elle ne s’attend pas à ce que cela se produise », prévient Ali Al-Shihabi.

Lors de sa tournée dans le Golfe, mi-mai, Donald Trump semblait acquis à la vision golfienne d’une stabilité régionale. Le revirement du président républicain en faveur d’une intervention militaire contre l’Iran, sous l’effet des manœuvres du premier ministre Benyamin Nétanyahou pour l’emmener avec lui, a été une douche froide. « Donnez-moi un seul exemple d’un Etat qui a attaqué cinq pays en deux ans ? Israël mène aujourd’hui des attaques sans aucun contre-pouvoir de la communauté internationale. Il n’est tenu par aucune résolution des Nations unies ni convention internationale », interpelle Mohammed Baharoon, directeur du centre de recherche B’huth, basé à Dubaï.

Jusque dans les cercles du pouvoir à Abou Dhabi et à Riyad, M. Nétanyahou est désormais dépeint par certains en agent du chaos, sans autre stratégie que le recours à la force ni plan de sortie de crise. « Benyamin Nétanyahou veut aller de guerre en guerre pour détourner l’attention de Gaza et des pressions qu’il subit en interne. Il cherche à éviter la justice et est obsédé par le pouvoir », estime Ebtesam Al-Ketbi, directrice du centre de recherche Emirates Policy Center. « Nétanyahou est perçu comme un agent déstabilisateur et les progrès futurs de son gouvernement semblent très improbables », abonde l’analyste saoudien, Ali Al-Shihabi.

« Flop complet »
« Pendant deux décennies, les Saoudiens ont fait le pari que l’acteur le plus rationnel était Israël, aujourd’hui ils pensent que l’Iran est un acteur plus adulte », explicite Xavier Guignard, chercheur associé à Noria Research, basé dans le Golfe.

Pour l’Arabie saoudite, M. Nétanyahou est devenu un obstacle à une normalisation des relations avec Israël. « L’extrémisme de Benyamin Nétanyahou et de son gouvernement a bloqué la poursuite de la normalisation avec les Saoudiens, et l’accord plus large entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite qui y était associé, pointe Camille Lons, spécialiste du Golfe à l’European Council for Foreign Relations, à Paris. Aujourd’hui, les Saoudiens se félicitent de n’avoir pas fait la normalisation comme les Emirats. » En 2020, les Emirats ont établi des relations diplomatiques avec Israël dans le cadre des accords d’Abraham. « Les Emirats ne vont pas forcément l’admettre – ils disent que ça leur permet d’avoir un canal privilégié avec Israël –, mais la réalité est que ces accords sont un flop complet. Cela ne leur a pas donné les leviers pour faire avancer la question palestinienne. »

Abou Dhabi n’envisage néanmoins pas de remettre en cause ces accords, présentés comme un « choix stratégique ». « Le gouvernement israélien ne va pas durer, conclut Mohammed Baharoon. Nous ne nous sommes pas investis avec un gouvernement, mais avec un Etat. Les accords d’Abraham sont un aspect important de la vision régionale des Emirats et cette guerre ne la remet pas en cause. »