The Wall Street Journal/L'Opinion
La Russie cherche à remplacer les armements utilisés en quantité énorme Ukraine. Moscou a demandé à l’Egypte, au Brésil, au Pakistan et à la Biélorussie de lui fournir des moteurs d’hélicoptères d’une importance cruciale
Thomas Grove et Summer Said
La Russie cherche à récupérer des pièces détachées de systèmes de défense qu’elle a exportés vers des pays comme le Pakistan, l’Egypte, la Biélorussie et le Brésil. Le pays souhaite, en effet, reconstituer ses stocks d’armes, dont une quantité énorme a été utilisée dans le cadre de la guerre en Ukraine. En avril dernier, une délégation de hauts responsables russes en visite au Caire a demandé à Abdel Fattah al-Sissi de leur restituer plus d’une centaine de moteurs d’hélicoptères russes dont Moscou a besoin dans son conflit avec Kiev, déclarent trois sources bien informées. Le président égyptien a accepté et les livraisons d’environ 150 pièces devraient débuter le mois prochain, selon ces personnes.
Un porte-parole du gouvernement égyptien s’est refusé à tout commentaire.
Ces négociations s’inscrivent dans le cadre d’un projet russe plus global pour obtenir l’aide de ses clients historiques, qui lui ont acheté, pendant des décennies, des avions, des missiles et des systèmes de défense anti-aérienne, contribuant ainsi à faire de Moscou le deuxième exportateur d’armes au monde. Toute cette année, la Russie a discuté avec des représentants pakistanais, biélorusses et brésiliens pour tenter d’acquérir des moteurs pour des hélicoptères d’attaque et de transport — les défenses ukrainiennes ont abattu ce type d’appareils au début de la guerre —, déclarent l’une des sources et un ancien officier des services de renseignement russes.
« La Russie a passé des décennies à bâtir une filière d’exportation d’armes, résume l’une des sources. Aujourd’hui, elle fait secrètement appel à ses clients pour essayer de récupérer ce qu’elle leur a vendu. »
La Russie a également sacriié une partie de ses précieuses exportations d’armes sur l’autel de l’efort de guerre, en réacheminant des armes destinées à l’Inde et à l’Arménie vers la ligne de front ukrainien, selon deux des sources.
Cette volonté de Moscou de reconstituer son arsenal par le biais de réquisitions et de rachats d’armes coïncide avec l’augmentation de sa production de munitions, de pièces détachées et de systèmes d’armement ain de soutenir son efort de guerre dans un conlit qui entrera bientôt dans sa troisième année et qui consomme d’énormes quantités de matériels. Le pays a aussi acquis des munitions auprès de ses partenaires, dont la Corée du Nord.
La plupart des efforts de Moscou pour racheter des armes russes ont été déployés au moment où ses troupes repoussaient l’ofensive des forces ukrainiennes dans l’est et le sud du pays. Cette dernière s’étant essoulée, la Russie cherche à reprendre l’initiative sur le champ de bataille, mais rien ne permet d’airmer que les nouvelles livraisons lui donneront les moyens d’intensiier ses attaques.
« Nous ne savons pas si [les Russes] utiliseront ces nouveaux stocks pour augmenter le rythme de leurs attaques ou pour maintenir l’actuel », indique Konrad Muzyka, directeur de Rochan Consulting, un cabinet d’analystes militaires basé en Pologne. La délégation russe a atterri au Caire peu après la parution d’informations selon lesquelles l’Egypte envisageait d'envoyer à Moscou des roquettes. Le Caire a abandonné ce projet sous la pression de Washington, qui l’a invité à fournir des armes à l’Ukraine pour l’aider à faire face à une pénurie de munitions.
Lorsque les Russes sont arrivés en Egypte dans la foulée, ils voulaient s’assurer que les liens entre les deux pays, qui entretiennent depuis des décennies des relations chaleureuses, étaient toujours aussi solides. Pour Moscou, Le Caire est un client important qui, depuis 2014, a signé des contrats de plusieurs milliards de dollars pour des hélicoptères, des avions de chasse et des systèmes de défense anti-aérienne russes.
L’Egypte s’est cependant rétractée sur certains volets de ces accords en mars, de peur de se voir imposer des sanctions américaines. En outre, le Caire s’est retrouvé dans l’incapacité de payer ses livraisons d’armes en raison des mesures occidentales prises pour restreindre l’utilisation par la Russie du système de messagerie interbancaire Swift.
Lorsque l’accord portant sur l’envoi de missiles à la Russie a capoté, Moscou a alors demandé à l’Egypte de lui restituer 150 moteurs pour des hélicoptères Mi-8 et Mi-17 qui lui avaient été vendus, et de le faire rapidement afin d’éviter que ce transfert soit repéré par les Etats-Unis, indiquent les trois sources précitées.
Moscou a fait savoir au Caire qu’en échange, il effacerait ses dettes et continuerait à l’approvisionner en blé, une aide dont a cruellement besoin l’Egypte. En cas de refus, la Russie menaçait de rappeler ses conseillers militaires — plusieurs centaines sont en poste en Egypte —, précisent deux personnes bien informées.
Lorsque M. Sissi a été par reçu par Vladimir Poutine lors du sommet Russie-Afrique organisé par la Russie à Saint-Pétersbourg en juillet, le président égyptien a donné son accord. Il a également assuré au maître du Kremlin qu’il n’honorerait pas la promesse faite aux Américains de fournir des missiles à l’Ukraine, airment deux sources.
Le porte-parole du gouvernement égyptien, Diaa Rashwan, refuse de dire si l’Egypte va rétrocéder à la Russie les moteurs d’hélicoptère. Il déclare que le Caire ne compromettrait pas sa propre sécurité compte tenu des diverses menaces régionales qui pèsent sur lui.
« L’Egypte, quelle que soit la solidité de ses relations avec n’importe quel pays, y compris la Russie, n’est pas disposée à céder ses moyens de défense à une autre entité », ajoute M. Rashwan.
Reste que les trois sources assurent que l’Egypte prévoit de commencer à envoyer environ 150 moteurs, probablement en décembre. On ignore combien de ces pièces le pays a l’intention de restituer.
Cette séquence illustre la complexité historique des liens entre l’Egypte, les Etats-Unis et la Russie. Pendant la guerre froide, Le Caire a longtemps acheté des armes auprès des Soviétiques, avant de se tourner vers les Américains au cours des dernières décennies. L’Egypte a toutefois maintenu certains liens commerciaux avec l’industrie de défense russe. Washington, qui considère Le Caire comme un partenaire essentiel au Moyen-Orient, a accepté certains de ses accords avec Moscou, mais a menacé de prendre des sanctions pour en empêcher d’autres, rappelle l’une des sources.
Un porte-parole du Pentagone s’est refusé à tout commentaire.
La pénurie de matériel de défense russe pèse également sur ses exportations. Dans certains cas, Moscou n’a pas pu honorer ses engagements contractuels, notamment pour des systèmes d’armement destinés aux forces terrestres. Les exportations d’armes russes n’auraient généré que huit milliards de dollars l’année dernière, soit presque moins que les 14,5 milliards de l’année 2021.
L’Arménie n’a, par exemple, reçu de la Russie quasiment aucune livraison de munitions pour ses systèmes de lance-roquettes multiples Grad et Ouragan. Cela a fait défaut aux forces d’Erevan lorsque l’Azerbaïdjan a repris par les armes le contrôle du Haut-Karabakh, une enclave arménienne. La Russie a également annulé certaines exportations vers l’Inde.
« Dans certains cas, le ministère russe de la Défense a réquisitionné les systèmes d’armes avant même qu’ils ne quittent les usines », précise une source.
Ni le Kremlin, ni l’entreprise publique russe d’exportation de matériel militaire JSC Rosoboronexport n’ont répondu aux questions du Wall Street Journal.
La Russie a également demandé au Pakistan au moins quatre moteurs d’hélicoptères Mi-35M qu’elle lui avait précédemment vendus. Le ministère pakistanais des Affaires étrangères a nié avoir été approché par Moscou à cette fin.
Par ailleurs, Moscou a souhaité racheter à Brasilia douze moteurs d’hélicoptères militaires Mi-35M que le Brésil a mis hors service l’année dernière. Un responsable du ministère brésilien des Afaires étrangères dit que le pays a refusé, conformément à sa politique qui consiste à ne pas envoyer d’armes à l’un ou l’autre des belligérants.
La Biélorussie, l’un des plus idèles alliés de la Russie, a revendu à Moscou six moteurs d’hélicoptères de transport lourd Mi-26. Le cabinet de la présidence biélorusse n’a pas répondu à une demande de commentaire, mais deux des sources interrogées dans le cadre de cet article conirment que le pays a donné son accord.
Depuis le début de l’invasion russe, les hélicoptères font partie du dispositif militaire russe en première ligne, ce qui les a rapidement rendus vulnérables aux défenses antiaériennes ukrainiennes. La Russie en a perdu plus de cent au cours des premières semaines du conlit.
Lorsque la situation s’est durcie sur la ligne de front, la Russie a utilisé ses hélicoptères pour tirer, depuis l’arrière, des missiles Vikhr à guidage laser et des missiles légers multirôles (LLM) redoutablement efficaces. Ils lui ont permis à la Russie de repousser l’offensive ukrainienne au cours de l’été, puis elle les a utilisés en plus grand nombre quelques semaines plus tard lorsqu’elle a tenté de reprendre la ville d’Avdiivka, dans le Donbass — une des premières opérations offensives menées par Moscou depuis des mois. « La cadence des opérations menées par la lotte russe d’hélicoptères est assez élevée, en particulier depuis le début de l’ofensive ukrainienne. Avec les tranchées et les mine, ces appareils ont servi à ralentir les avancées des troupes de Kiev », indique M. Muzyka.