The Wall Street Journal / L'Opinion
L’utilisation par Yahya Sinwar de moyens de communication «low tech» tient en échec les initiatives d’Israël pour l'éliminer
Summer Said et Rory Jones
Yahya Sinwar, le plus haut dirigeant du Hamas, serait probablement mort aujourd’hui s’il ne disposait pas d’un système de communication « low tech » qu’il a perfectionné en prison et qui le protège de la traque menée par les services de renseignement israéliens.
M. Sinwar a pratiquement renoncé aux appels téléphoniques et aux SMS-des moyens de communication électroniques qu'Israël peut localiser et qui ont conduit à la mort d'autres membres de la milice. A la place, il utilise un système complexe basé sur des coursiers, des messages codés et des notes manuscrites qui lui permet de diriger les opérations du Hamas même lorsqu'il est caché dans des tunnels, selon des médiateurs arabes négociant un cessez-le-feu.
Cette manière de communiquer perturbe l'armée israélienne qui cherche à mettre la main sur le cerveau de l'attaque du 7 octobre contre Israël, qui a fait 1200 morts et a déclenché la guerre dans la bande de Gaza. Tuer ou capturer M. Sinwar constituerait une victoire significative pour l'Etat hébreu. Cela pourrait mettre un terme à la guerre qui dure depuis onze mois. Mais même en contrôlant militairement la bande de Gaza, les services de renseigne ment israéliens ont, pour l'instant, fait chou blanc. M. Sinwar n'a pas été vu en public depuis que le début de la guerre à l'automne dernier. Les autorités israéliennes affirment qu'elles pensent qu'il se cache dans la bande de Gaza.
Les témoignages de médiateurs arabes, qui transmettent des messages dans le cadre des négociations sur le cessez-le-feu entre le Hamas et Israël - qui ne se parlent pas directement, apportent un éclairage sur la manière dont Sinwar réussit à rester en vie.
Aujourd'hui, un message ordinaire de M. Sinwar est écrit à la main et d'abord donné à un membre de confiance du Hamas, qui le transmet ensuite à un réseau de coursiers, dont certains peuvent être des civils, expliquent des médiateurs. Les messages sont souvent codés, avec des clés de déchiffrement différentes selon les destinataires, les circonstances et le moment. Une méthode que M. Sinwar et d'autres détenus ont mise au point lors de leur séjour les prisons israéliennes.
Le message peut alors parvenir à un médiateur arabe présent à Gaza ou à un autre membre du Hamas qui utilise, par exemple, un téléphone, pour l'envoyer aux miliciens du groupe - considéré comme terroriste par les Etats-Unis à l'étranger, précisent ces médiateurs.
Les techniques de communication de M. Sinwar sont devenues plus prudentes et plus complexes à mesure qu'lsraël réussissait à localiser et à éliminer d'autres membres de haut rang de l'organisation notamment lors de l'attentat de Beyrouth qui a coûté la vie à Saleh al-Arouri, numéro 2 du bureau politique du Hamas et cofondateur de la branche armée du groupe. « Je suis convaincu que c'est l'une des principales raisons pour lesquelles Tsahal ne l'a pas trouvé, indique Michael Milshtein, ancien responsable des affaires palestiniennes pour les services de renseignement militaires israéliens. Dans son comportement personnel, il observe de manière très stricte ces principes de base. » L'armée israélienne s'est refusée à tout commentaire. Le Hamas a également exclu de répondre aux questions sur la façon dont M. Sinwar communique.
Les services de renseignement militaires israéliens disposent de capacités d'interception des communications électroniques - souvent appelées « renseignements d'origine électromagnétique » - parmi les plus sophistiquées au monde. C'est après la mort de M. Arouri que M. Sinwar s'est mis à utiliser presque uniquement des notes manuscrites et une transmission orale. Il fait ainsi parfois circuler des enregistrements vocaux par l'intermédiaire d'un petit cercle de collaborateurs, selon des médiateurs arabes.
Le décès de M. Arouri a été suivi d'autres assassinats de hauts responsables du Hamas et du Hezbollah, ce qui a renforcé le sentiment de vulnérabilité. En juillet, Israël a lancé une attaque aérienne massive qui aurait tué le principal chef militaire du Hamas, Mohammed Deif. Le même mois, Tel-Aviv aurait également éliminé Ismaël Haniyeh, alors chef politique du Hamas, à Téhéran, et lancé une frappe sur un immeuble résidentiel de Beyrouth qui a entraîné la mort de Fouad Chokr, l'un des principaux dirigeants du Hezbollah. Celui qui réussissait à échapper aux Etats-Unis depuis des décennies s'est rendu dans un appartement après avoir reçu un appel téléphonique provenant probablement d'une personne ayant pénétré le réseau de communication interne du Hezbollah, a rapporté The Wall Street Journal.
« Ils savent que s'ils utilisent des appareils électroniques, ils seront repérés », explique Azmi Keshawi, chercheur à l'International Crisis Group, qui a vécu à Gaza. C'est pourquoi M. Sinwar est revenu aux vieilles méthodes du Hamas, dit-il.
Les techniques de communication rudimentaires de M. Sinwar s'inspirent d'un système que le Hamas a utilisé à ses débuts et que son actuel chef a repris lorsqu'il a été incarcéré en 1988, puis enfermé dans une prison israélienne, selon de fins connaisseurs de la milice.
Avant sa détention, M. Sinwar avait fondé le Majd, la section de renseignement du Hamas, qui traquait les personnes soupçonnées de collaboration et était actif dans les prisons israéliennes. Le Majd recrutait des agents, appelés « sawa'ed », à l'intérieur des prisons. Ces derniers faisaient passer des messages codés d'une unité à l'autre, selon Son of Hamas, un livre écrit par un ancien agent du Hamas devenu espion israélien.
Les sawa'ed, un surnom dé rivé du mot arabe désignant les avant-bras, fourraient du pain blanc avec des lettres manuscrites, en faisaient des boules, puis les laissaient sécher et durcir, toujours selon l'ouvrage. A la manière de joueurs de baseball, les agents du Majd les lançaient d'une zone à l'autre d'une prison, en criant: «Courrier des combattants de la liberté! ».
Israël pense que M. Sinwar a passé des années à préparer une guerre d'ampleur avec l'Etat hébreu, notamment en construisant un vaste réseau de tunnels. Pour l'ancien responsable du renseignement militaire israélien, M. Milshtein, ces projets comprenaient vraisemblablement la mise en place d'un système de communication permettant de déjouer les techniques modernes de collecte de renseignements. Ces méthodes sont si efficaces que ceux qui le traquent ne peuvent exclure qu'il ne se trouve plus à Gaza.
Avoir accès à M. Sinwar est aujourd'hui plus important que jamais. S'il a longtemps été la cheville ouvrière du Hamas, le groupe s'appuyait aussi sur d'autres responsables présents en dehors de Gaza, dans des pays tels que le Qatar, pour représenter ses intérêts. Cette situation a changé après l'assassinat de M. Haniyehà Téhéran - une attaque attribuée à Israël, qui a conduit la milice à désigner officiellement M. Sinwar comme son chef.
Ce transfert de pouvoir est intervenu au moment où les Etats-Unis intensifiaient leurs efforts pour obtenir un cessez-le-feu à Gaza dans l'espoir de désamorcer les tensions régionales. Les négociations sont complexes, Benjamin Netanyahu, le Premier ministre israélien, ayant formulé un certain nombre d'exigences sur des sujets délicats qui seront difficiles à satisfaire. Les responsables américains doutent également de la volonté de M. Sinwar de stopper les combats.
La prudence de M. Sinwar a parfois ralenti les négociations visant à mettre fin à la guerre, qui a causé la mort de plus de 41000 Gazaouis, selon les autorités sanitaires palestiniennes des chiffres qui ne précisent pas combien d'entre eux étaient des combattants. Le Hamas a pris en otage environ 250 personnes lors des attaques du 7 octobre qui ont déclenché la guerre. Quatre-vingt-dix-sept d'entre elles se trouvent encore à Gaza, et beaucoup sont considérées comme mortes.
A certains moments cruciaux des négociations sur un cessez-le-feu, M. Sinwar était injoignable. En d'autres occasions, il envoyait des messages presque en temps réel. Il est difficile de savoir si la lenteur avec laquelle il communiquait relevait de la tactique de négociation ou si elle était le reflet de la rigueur de ses protocoles.
M. Sinwar réussissait à faire passer rapidement ses messages lorsque cela s'avérait nécessaire. « Nous vous présentons, ainsi qu'à votre estimée famille, nos sincères condoléances et nos bénédictions pour votre sacrifice sacré », a-t-il ainsi écrit dans une lettre adressée à M. Haniyeh en avril, après la mort de trois de ses fils dans une frappe aérienne israélienne. Selon des responsables arabes, cette lettre est parvenue à M. Haniyeh par l'intermédiaire de coursiers quelques heures seulement après les décès.
En juin, de hauts responsables américains, dont le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), William Burns, se sont rendus au Moyen-Orient pour tenter de faire signer un cessez-le-feu à Israël et au Hamas à conclure. M. Burns s'est entretenu avec le Premier ministre qatari et le chef des services de renseignement égyptiens à Doha. Ils ont ensuite rencontré M. Haniyeh afin de faire pression sur les responsables du Hamas pour conclure un accord en les menaçant de sanctions et d'arrestation.
Au cours de cette réunion, M. Sinwar faisait passer des messages en temps réel et le Hamas a refusé d'accepter un arrêt des combats à moins qu'Israël ne s'engage par écrit à respecter un cessez-le-feu permanent, selon les médiateurs arabes. Il est difficile de savoir comment M. Sinwar transmettait ses ordres.
Israël sait depuis au moins une décennie que le Hamas a créé un réseau de téléphonie fixe dans ses tunnels. En 2018, un commando israélien a tenté, en vain, de le mettre sur écoute une opération qui a provoqué des échanges de tirs entre Israël et le Hamas pendant quelques jours, d'après une déclaration publique ultérieure de la milice. L'armée israélienne s'est refusée à tout commentaire.
Au début de la guerre actuelle, les médiateurs ont cherché à négocier un accord sur les otages entre Tel-Aviv et le Hamas afin d'éviter une invasion militaire israélienne de la bande de Gaza. Ils ont alors dépêché des coursiers dans l'enclave pour rencontrer des membres de la branche armée du Hamas et leur transmettre des messages codés.
M. Sinwar a également organisé des appels téléphoniques avec des médiateurs sur le réseau de téléphonie fixe du Hamas dans les tunnels, en utilisant des codes pour en déterminer le jour et l'heure, ainsi que des pseudonymes dans les messages visant à les planifier, ont déclaré les médiateurs. M. Sinwar se servait parfois de noms de personnes qui étaient avec lui en prison pour masquer sa véritable identité, toujours selon les médiateurs.
Aussi prudent qu'il soit, il suffirait d'une seule erreur du chef du Hamas pour donner à Israël une fenêtre d'opportunité, estime Thomas Withington, expert en guerre électronique et chercheur associé au Royal United Services Institute, un groupe de réflexion londonien. « Une fraction de seconde où vous négligez votre discipline peut signer votre arrêt de mort », conclut M. Withington.