Il faut savoir tirer les leçons des expériences récentes, sans pour autant sombrer dans la rumination du passé. Du moins l’ai-je toujours pensé en mon for intérieur.
Durant les années 2015 et 2016, nous avons été témoins de l’effondrement de la Révolution syrienne avec la chute d’Alep, d’un dialogue irano-américain qui a abouti à l’accord sur le nucléaire, du Brexit comme premier signal de la chute du récit libéral dans le monde, et de la chute, au Liban, du clivage politique qui prévalait depuis 2005 entre le 14 Mars et le 8 Mars – et qui avait abouti à l’élection du général Michel Aoun à la présidence de la République.
Lors des grands tournants et des moments de crise, les êtres humains font abstraction de leur rationalité pour suivre leurs émotions et leurs instincts. Or l’une des crises essentielles dont souffre le Liban d’aujourd’hui est l’absence d’un récit politique, ou plutôt d’un récit national, pour aider l’opinion publique à retrouver son équilibre et son échelle de valeurs politiques. Par « récit », j’entends ici une vision structurée et structurante des événements qui se produisent. Le récit met de l’ordre dans les faits ; inscrit les différentes variables dans un espace unitaire et homogène. Il structure le chaos, en d’autres termes grâce à la mise en place d’un narratif cohérent. Il donne du sens à la politique, si bien que, comme disait Paul Ricœur, le temps narratif fait de nous des humains et nous donne des raisons d’agir. Rien n’est donc plus rassurant que de disposer d’un récit ; tout deviendrait parfaitement clair.
Au début du siècle dernier, les récits étaient clairs : le Grand Liban d’une part et le Liban pays refuge « des minorités de la région » de l’autre ; l’indépendance du mandat français face à son maintien comme « garantie » culturelle, politique et même sécuritaire ; la montée du nassérisme versus la peur d’un nationalisme arabe, ou encore le soutien à l’OLP et, dans le camp opposé, la peur de son expansion aux dépens de l’État.
Même durant la guerre civile, le récit de chaque composante communautaire était clair : la défense de soi contre « l’autre ». Les uns défendaient la République-« mère » qu’ils avaient fondée au nom de la liberté, les autres revendiquaient un remodelage du système politique au nom de la justice.
Au lendemain de la guerre, les récits se sont ensuite nettement mis en forme entre ceux qui soutenaient la mainmise syrienne et ceux qui la rejetaient, le 14 Mars et le 8 Mars. Le 14 mars 2008, lors du premier congrès politique du mouvement, le clivage entre « nous » et les « autres » était d’ordre culturel : « nous » aimons la vie, « iIs » la détestent et adorent le martyre.
Nous avons grand besoin aujourd’hui d’un nouveau récit national. Et ce récit national ne saurait être le fruit d’une classe politique qui a perdu sa crédibilité, non pas parce qu’elle est bonne ou mauvaise, mais pour la seule raison qu’elle n’a plus d’autre récit que celui de la « défense de soi » contre l’« autre ». Il nous appartient donc de créer pour le Liban un récit actualisé. Le seul récit qui puisse convaincre la génération de nos enfants serait celui de la modernité et de l’intégration au sein du nouvel ordre mondial. Le droit des communautés, la question de la Palestine, les droits de l’homme dans le monde sont des récits familiers de ma génération. Il nous faut nous réinventer.
L’invention décisive du XXIe siècle est celle d’un capteur biométrique que l’on peut porter sur le corps et qui connecte les processus biologiques, que des ordinateurs peuvent stocker et analyser. Si on venait à placer ces nouveaux capteurs sur le corps des Libanais, serions-nous capables de prévoir la création d’un seul processus biologique représentatif ou bien trouverions-nous un récit chrétien et un autre musulman ?
A l’heure où le monde est happé par la montée progressive aux extrêmes, les pays du Golfe ont pris l’initiative singulière de susciter la visite du pape François à Abou Dhabi pour qu’il y célèbre une messe avec le grand cheikh d’al-Azhar. Au Liban, nous avons, dans chacun de nos villages, dans chacune de nos villes, une réponse à la « tuerie » de la Nouvelle-Zélande et à la violence contre les églises d’Égypte… Ce récit de vie, du vivre-ensemble, est devenu un but à réaliser à Berlin, à Saint-Denis et dans les faubourgs de Londres, alors qu’il est une réalité à Aïn Zhalta, Marjeyoun, Jbeil ou Saïda…
Notre récit structurant est aujourd’hui plus que jamais d’actualité. Il n’a jamais été aussi fondamental dans un monde désuni et disloqué. C’est celui de vivre en paix malgré nos différences.
Fares Souhaid