Les frappes aériennes russes n’ont pas permis à Damas de garder le contrôle de la grande ville du Nord. La priorité de Moscou est l’Ukraine et non plus le soutien au régime de Bachar Al-Assad.
Par Emmanuel Grynszpan et Benjamin Quénelle, Le Monde
Loin des avancées sur le front ukrainien, le Kremlin subit en Syrie un revers à la fois politique et militaire. L’intervention des avions russes sur des secteurs rebelles dans le nord-ouest du pays n’a pas empêché le régime de Bachar Al-Assad, allié de Moscou et de Téhéran, de perdre le contrôle d’Alep, une première depuis le début de la guerre, en 2011. Cette défaite, infligée par l’offensive, lancée le 27 novembre, du groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) et de ses alliés soutenus par la Turquie, s’explique aux yeux de Moscou avant tout par les faiblesses de l’armée syrienne.
« Face à la restructuration largement sous-estimée qu’a menée le chef de HTC pour créer une vraie organisation militaire, les problèmes sont nombreux dans les rangs syriens : salaires insuffisants, commandants incompétents, corruption, démobilisation de soldats aguerris, difficultés économiques dues aux sanctions américaines, énumère Rouslan Poukhov, directeur du Centre pour les analyses de stratégies et de technologies, laboratoire d’idées à Moscou sur les questions militaires. Ce n’est pas nouveau. Le vrai problème est que cette négligence à la tête de la Syrie a fini par se transmettre à ses alliés, y compris à nous… »
Face à ce revers, c’est presque le mutisme à Moscou, où a pourtant couru la rumeur de la venue de Bachar Al-Assad et de sa famille pour s’y réfugier. Vladimir Poutine, qui n’est pas intervenu publiquement, et son homologue iranien, Massoud Pezeshkian, lui ont affirmé leur soutien « inconditionnel », selon un communiqué, après leur conversation téléphonique, lundi 2 décembre. La Russie « continue de soutenir » Damas pour « stabiliser la situation », s’est contenté d’ajouter le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Mais il n’a donné aucune indication sur les moyens pour accroître ce soutien. Et il n’a pas réagi aux images des rebelles du HTC qui, se trouvant désormais à seulement 50 kilomètres de la base navale russe de Tartous, ont exhibé comme des trophées des armes lourdes livrées par Moscou à Damas.
« Atteinte à l’image de la Russie »
Cette quasi-absence de réaction publique du Kremlin s’expliquerait par la réticente de Vladimir Poutine à agir sous la pression. En 2015, avec l’appui crucial de Moscou et Téhéran, Damas avait réussi à reprendre progressivement le contrôle d’une grande partie du pays et, en 2016, d’Alep, poumon économique de la Syrie. A contrario, « la situation actuelle est une atteinte à l’image de la Russie », insiste Anton Mardasov, chercheur associé au Middle East Institute, installé à Washington. M. Mardasov met en doute l’efficacité, ces derniers jours, de l’aviation russe qui, handicapée par la faiblesse du renseignement syrien, « a principalement frappé des cibles déjà connues à l’arrière du front. Cela peut avoir une incidence à long terme mais n’empêche guère l’avancée des combattants de HTC ». La baisse de la capacité de l’armée russe s’explique avant tout par la concentration de ses forces en Ukraine. « La Russie ne manque pas seulement d’hommes et de fonds mais aussi de généraux compétents, puisque la Syrie, depuis deux ans, est essentiellement un lieu d’exil pour généraux inefficaces et gravement incompétents », affirme Anton Mardasov.
Un complexe jeu d’intérêts
La prise d’Alep par HTC est aussi un revers diplomatique pour le Kremlin car elle met fin aux accords avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Le 5 mars 2020, ces deux protagonistes de la guerre en Syrie, chacun aidant des camps opposés, avaient annoncé un cessez-le-feu. Entre rivalités et rapprochements, la relation Poutine-Erdogan est un complexe jeu d’intérêts où la géopolitique se mêle au militaire (achat par Ankara du système russe antimissile S-400) et à l’économie (construction par les Russes de la première centrale nucléaire en Turquie).
« Moscou a échoué à réconcilier Assad et Erdogan parce que ses alliés iraniens ont encouragé le régime syrien dans son obstination. Du coup, les Russes échouent à endiguer les milices soutenues par la Turquie, juge, à Moscou, un haut diplomate occidental. A cause de la guerre en Ukraine, le Kremlin ne peut se fâcher ni avec les Iraniens, ni avec les Turcs car il a besoin de leur soutien. D’où son moindre intérêt pour Assad. La guerre en Ukraine a affaibli, ailleurs, les objectifs stratégiques russes. »