Les deux pays, qui ont opéré un rapprochement inédit depuis le début de la guerre en Ukraine, entendent intensifier leur coopération sur le plan militaire. Moscou montre ainsi qu’il n’est pas isolé, tandis que Téhéran, affaibli, a plus que jamais besoin du soutien russe.
Par Ghazal Golshiri, Chloé Hoorman, Benjamin Quénelle et Elise Vincent. LE MONDE.
La date ne doit rien au hasard. Maintes fois décalée, la signature d’un nouveau « partenariat stratégique » entre la Russie et l’Iran a finalement eu lieu, vendredi 17 janvier, devant un parterre d’officiels des deux pays, dans l’enceinte du Kremlin, trois jours seulement avant l’investiture de Donald Trump à la présidence américaine. Mais alors que ce partenariat a été mis en avant comme une alliance globale en forme de contrepoids au « diktat » de l’Occident, il apparaît aussi, au-delà de l’affichage politique, comme le fruit de nombreux sous-textes et compromis.
Officiellement, cet accord – qui n’a pas été rendu public – recouvre un ensemble de domaines, allant de l’énergie à la finance, des transports à l’industrie, en passant par l’agriculture, la culture, la science et la technologie. Mais le texte intègre aussi des échanges « dans le domaine des utilisations pacifiques de l’énergie atomique », notamment « la construction d’installations d’énergie nucléaire », selon des éléments diffusés par le Kremlin. Or, aux yeux des Occidentaux, très préoccupés par les avancées du programme nucléaire iranien, il ne fait guère de doute que les enjeux militaires restent le principal moteur de cet accord.
Le conflit ukrainien a, de fait, entériné un rapprochement sans précédent entre la Russie et l’Iran, notamment dans le domaine des drones kamikazes – de type Shahed. Or le nouveau partenariat prévoit d’intensifier les exercices militaires conjoints, la formation ou les échanges d’officiers. De même, selon les éléments mis en avant par les deux parties, l’accord prévoit une coopération renouvelée entre les services de renseignement, « afin de renforcer la sécurité nationale et de contrer les menaces communes ».
Seul bémol : alors que de nombreux analystes anticipaient un accord calqué sur celui signé, en juin, par Moscou avec la Corée du Nord, le nouveau partenariat entre la Russie et l’Iran ne prévoit pas de clause d’assistance mutuelle « immédiate » en cas d’agression, comme c’est le cas avec Pyongyang. Les deux Etats s’engagent seulement à n’apporter aucune aide « à l’agresseur » si l’un d’eux est attaqué. Un point sur lequel Téhéran et Moscou ont lourdement insisté, cherchant à minimiser la portée de leur accord.
Les raisons de cette prudence n’ont pas été explicitées par les deux parties, mais de nombreux analystes y lisent l’illustration des rapports compliqués qu’entretiennent de longue date Moscou et Téhéran. Depuis 2001, les deux pays avaient déjà un partenariat de coopération. Il devait être renouvelé il y a quatre ans, mais plusieurs contentieux l’ont retardé. Le nouveau partenariat intervient à un moment où l’Iran est très affaibli, notamment à cause de la chute, en décembre 2024, du président syrien, Bachar Al-Assad, jusque-là un de ses alliés dans la région.
Pour la Russie, cet accord est d’abord « de la communication stratégique pour montrer que la Russie n’est pas isolée et qu’elle est un rival des Etats-Unis », résume Clément Therme, spécialiste des relations entre l’Iran et la Russie, et chargé de cours à l’université Paul-Valéry de Montpellier. « Depuis 1991 et la chute de l’URSS, Moscou est obligé de s’allier avec des rivaux des Etats-Unis – l’Iran et la Corée du Nord – pour contrebalancer le déséquilibre de puissance », poursuit le chercheur.
Partage technologique
La Russie, enferrée dans la guerre en Ukraine, compte aussi sur Téhéran pour détourner l’attention de Washington du conflit, et fragiliser le soutien militaire à Kiev. Que ce soit directement ou indirectement, par l’intermédiaire des groupes qui lui sont affiliés, comme les houthistes au Yémen, qui multiplient les attaques contre les navires occidentaux en mer Rouge. « La Russie a intérêt à ce que les forces pro-iraniennes ciblent les bases militaires américaines pour détourner l’attention des Etats-Unis », reprend M. Therme. Vu de Moscou, le partenariat pourrait enfin permettre de faire avancer la création du corridor Nord-Sud. Un projet pharaonique qui vise à créer un axe ferroviaire de Saint-Pétersbourg aux ports iraniens, en passant par l’Azerbaïdjan, afin que la Russie puisse exporter ses marchandises en Inde et en Chine, sans avoir à faire un grand détour par la Baltique et le canal de Suez. Or l’avancement de ce corridor est en partie freiné par la méfiance historique entre l’Iran et l’Azerbaïdjan.
Du côté de l’Iran, la signature de l’accord se concrétise alors que le régime a plus que jamais besoin du soutien militaire de Moscou. « L’élection de Trump était le pire scénario pour Téhéran. Le président américain pourrait être tenté de porter le coup de grâce au régime avec une intervention militaire », poursuit M. Therme, rappelant que la politique dite de « pression maximale », appliquée par l’administration Trump entre 2017 et 2021, avait déjà accéléré son rapprochement avec la Russie.
Les Iraniens espèrent profiter de ce contexte pour obtenir la livraison de matériels que les Russes hésitaient jusque-là à céder, notamment des avions de combat Su-35, des hélicoptères, des systèmes de défense antimissiles S-400, et des chars. Des équipements attendus de longue date, mais dont le besoin s’est accentué depuis que des raids israéliens ont mis à nu, en octobre 2024, les fragilités militaires de Téhéran. Ces dernières années, le régime était surtout concentré sur le développement de son programme balistique. Lors de ces bombardements, l’armée israélienne a particulièrement ciblé les systèmes de défense antiaériens, et ainsi pu toucher les capacités de production de missiles et de drones iraniens. Pour Téhéran, le partenariat avec Moscou correspond aussi à de fortes attentes en termes de partage technologique. Ce que les Iraniens appellent le « djihad de la connaissance ». L’Iran aimerait bénéficier des compétences russes dans le domaine spatial, pour développer ses capacités de détection et de renseignement dans son environnement régional.
Le domaine où les incertitudes sont les plus grandes demeure celui du nucléaire civil et militaire. Actuellement, la Russie aide déjà l’Iran à la construction d’une importante centrale électrique située sur les rives du golfe Persique : Bouchehr. Ce chantier, qui accumule les retards, pourrait connaître un nouvel élan avec le partenariat signé vendredi, a assuré le président russe, Vladimir Poutine. Dans le champ du nucléaire militaire, en revanche, le nouvel accord est particulièrement flou.
Ces dernières années, Moscou s’est rarement montré pressé d’aider Téhéran à développer son programme nucléaire. En 2015, au grand dam de l’Iran, la Russie s’était même associée aux Occidentaux pour soutenir l’accord – le Joint Comprehensive Plan of Action – limitant ses ambitions. Mais alors que de nombreux indicateurs laissent à penser que le développement de l’arme nucléaire n’est plus qu’une question politique pour Téhéran, l’une des clauses du nouveau partenariat entre les deux pays prévoit explicitement que les deux Etats « s’abstiendront de s’associer aux sanctions de pays tiers ».