Pourquoi Neom, le projet de métropole futuriste en plein désert saoudien, prend l’eau

Pourquoi Neom, le projet de métropole futuriste en plein désert saoudien, prend l’eau
الجمعة 14 مارس, 2025

Les dirigeants de Neom ont dissimulé au prince héritier les défis posés par ses projets extravagants, notamment en se livrant à une « manipulation délibérée » des données financières, selon un rapport interne

Eliot Brown et Rory Jones

The Wall Street Journal / L'Opinion

C'était censé être l’événement fêtant l’entrée de l’Arabie saoudite dans une nouvelle ère.

Will Smith, Tom Brady et d'autres célébrités s’étaient retrouvés sur les plages de sable d’une île de la mer Rouge regorgeant d'hôtels de luxe. Des yachts de luxe mouillaient non loin, tandis qu'Alicia Keys se produisait pour des hommes d'affaires venus de Londres et de New York. Les faisceaux de lumière des projecteurs zébraient le ciel nocturne.

Cet événement qui s’est tenu au mois d'octobre marquait l'inauguration somptuaire de la première section de Neom. Cette métropole, caractérisée par une technologie de pointe et une architecture psychédélique, est la pierre angulaire de la stratégie de renouveau de l’économie saoudienne qui veut s’afranchir de sa dépendance vis-à-vis du pétrole.

La réalité du projet était moins reluisante.

L’exécution du complexe, relativement simple et ne s’élevant pas très haut au-dessus du sol, également appelé Sindalah, avait plus de trois ans de retard et était en passe de coûter près de 4 milliards de dollars, soit trois fois son budget initial. Les hôtels n'étaient pas terminés, des vents violents gênaient le fonctionnement des ferries et du golf. De plus, une grande partie du site était encore en construction.

Etonnamment, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, qui a imaginé Neom, était absent. Selon des documents issus du conseil d'administration de Neom, la fête a coûté au moins 45 millions de dollars. De nombreux membres du personnel de Neom ont estimé qu’il avait montré sa désapprobation en ne venant pas à l’événement.

Quelques semaines plus tard, celui qui était le patron de Neom depuis six ans, un ancien membre de l’entourage du prince héritier, a démissionné et une nouvelle équipe de direction, chargée de redresser le projet, a été mise en place.

Après des dépenses de plus de 50 milliards de dollars, la réalité est venue heurter de plein fouet les rêves du prince héritier, proches de la science-fiction avec une station de ski bâtie sur une montagne aride, un quartier d'affaires flottant sur l’eau et un duo de gratte-ciel de 170 kilomètres de long et aussi haut que l'Empire State Building baptisé « The Line », pièce maîtresse de Neom.

Les coûts ont explosé et tout est en retard. De plus, la décision prise l'année dernière de réduire la voilure concernant la première phase de Neom menace de priver la ville du désert du nombre critique d'habitants nécessaires pour en faire un centre d'affaires moderne.

A l'origine des aléas rencontrés par Neom : un bal marqué par un aveuglement réciproque où le prince héritier a poussé à l'élaboration de plans extravagants, tandis que les opérationnels ont voulu le préserver en lui cachant l'ampleur des défis et des coûts, si l’on en croit d'anciens salariés et un audit interne de plus de 100 pages du projet présenté aux membres du conseil d'administration de Neom au printemps dernier et que le Wall Street Journal a pu consulter.

Le rapport d'audit, présenté comme étant la « version finale », révèle que les dirigeants, parfois assistés par des consultants de longue date du projet, McKinsey & Co, ont intégré des hypothèses irréalistes dans le business plan de Neom afin de justifier les augmentations de coûts contenues dans les estimations. L'audit a mis en lumière des « preuves de manipulation délibérée » des données financières par « certains membres de la direction ».

Signe des ambitions colossales du projet, un projet de présentation au conseil d'administration datant de l'été dernier évaluait à 8 800 milliards de dollars, soit plus de 25 fois le budget annuel de l'Arabie saoudite, les dépenses d'investissement nécessaires pour achever la construction (dans « son état final ») de Neom en 2080, et à 370 milliards de dollars pour réaliser la première phase du projet d'ici à 2035. L'Etat saoudien finance la plus grande partie des coûts initiaux de Neom, mais les autorités espèrent que les investisseurs privés finiront par prendre une part de ce fardeau à leur compte.

Une porte-parole de Neom a déclaré que le Wall Street Journal avait « mal interprété » et déformé les chifres. Elle a refusé de fournir des détails supplémentaires.

Neom « défend l'excellence, le professionnalisme, la diversité et l'éthique », a-t-elle déclaré, et elle a « déployé des politiques exigeant des salariés qu'ils respectent ces valeurs ». Les priorités « n’ont pas changé d’un iota et le projet reste sur la bonne voie, avec des avancées tangibles », a-t-elle déclaré, ajoutant que les grands projets nécessitent souvent des ajustements des délais de réalisation ainsi que des coûts.

Le gouvernement saoudien n'a pas souhaité répondre aux questions du WSJ concernant Neom ou l'implication personnelle du prince héritier dans le projet.

Un porte-parole de McKinsey a déclaré que le cabinet veillait à « respecter les règles qui régissent le commerce international ». Il a ajouté que toute affirmation selon laquelle la société de conseils « a été impliquée dans la manipulation des rapports financiers est fausse ».

Les responsables saoudiens ont commencé à parler de Neom comme d'un investissement de très long terme qui portera ses fruits dans les décennies à venir, et ont cessé de le décrire comme un futur moteur de l’économie à partir de 2030. Le pays a longtemps affirmé que sa stratégie économique, Vision 2030, comportait de nombreux objectifs très ambitieux. « Même la réalisation d'une partie de ces objectifs serait en soi un succès », affirment les autorités.

D'autres volets de la stratégie économique du prince héritier ont transformé le pays. Des millions de femmes ont pu accéder au marché du travail. Le secteur privé s'est développé, contribuant à près de la moitié du produit intérieur brut (PIB) saoudien, selon le Fonds monétaire international (FMI), et des mégaprojets plus modestes à Riyad ont progressé plus rapidement et de manière plus visible.

Neom, cependant, était censé être la pierre angulaire de cette stratégie. Lancé en 2017, le concept consistait à construire de zéro un hub international avec moins de législations sur le plan social et moins de contraintes juridiques que dans le reste de l'Arabie saoudite.

Le prince héritier a comparé le projet aux pyramides égyptiennes. Il a déclaré qu'il serait le jalon d’une « révolution civilisationnelle » et que neuf millions de personnes y habiteraient d'ici à 2045.

Le prince héritier préside les conseils d'administration de Neom, y compris ceux de tous les projets qui en font partie, et son feu vert est fréquemment requis pour les choix architecturaux. Fan de jeux vidéo et de films de science-fiction, il a défendu ardemment l'idée d'une architecture à « gravité zéro » qui semble défier la physique, ont déclaré certains des anciens salariés.

Un élément baptisé « lustre » — correspondant pour la majeure partie à un édifice de verre vide haut de plus de 30 étages — est censé être suspendu à l'envers à un pont à tablier métallique géant situé au sein de The Line. Il a été conçu par Olivier Pron, concepteur pour le studio de films de Marvel, qui a été engagé parce que le personnel savait que le prince aimait ses films, ont affirmé certains des anciens salariés.

Les dirigeants de Neom ont prévu de réaliser 16 kilomètres de The Line d'ici à 2030. Pour cela, il faudrait construire l'équivalent de tous les immeubles de bureaux de Midtown Manhattan trois fois en une décennie. Une grande partie de l'acier et des vitrages disponibles dans le monde seraient nécessaires pour mener à bien ce chantier.

Les coûts seraient un obstacle. Le chantier, éloigné de tout, ne pouvait pas compter sur une main-d'œuvre locale ; il n’y avait pas de port important, peu de routes et pas assez d'électricité. Le projet prévoyait un parc d'attractions construit à 304 mètres de hauteur et des théâtres suspendus dans les airs entre les tours parallèles.

Certains anciens employés ont déclaré qu'ils avaient réussi à ce que les chifres sur le papier semblent cohérents en affirmant que The Line coûterait moins cher au mètre carré que les grands gratte-ciel de Riyad. Les urbanistes sont partis de l’idée que les économies d'échelle permettraient de faire baisser les prix.

D'anciens cadres et dirigeants de Neom ont déclaré qu'ils estimaient souvent les prévisions comme totalement chimériques. Certains ont refusé de parapher des documents promettant le respect de délais et d’objectifs irréalistes. Les projets ont malgré tout été mis en œuvre.

L'architecte qui a dessiné The Line à l’origine, Thom Mayne, du cabinet Morphosis basé à Los Angeles, voulait faire part au prince héritier de ses préoccupations concernant les coûts élevés du projet. Les dirigeants de Neom ont fait la sourde oreille à ses demandes, selon l'un des anciens salariés de la société.

Les montants annoncés dans les offres remises par les entrepreneurs concernant les premiers travaux étaient élevés. Selon l'audit interne et certains anciens employés, l'un des moyens utilisés par les dirigeants pour dissimuler l'augmentation des coûts consistait à revoir à la hausse les hypothèses de bénéices.

Le prince héritier a encouragé Neom à utiliser une mesure d'investissement couramment utilisée, connue sous le nom de « taux de rentabilité interne » (TRI), c'est-à-dire le pourcentage d'un investissement qui revient sous forme de bénéice annuel. Si la construction d'un hôtel coûte 1 million de dollars et vaut 1,1 million de dollars un an plus tard, le taux de rentabilité interne est de 10 %.

Concernant Trojena, la station de ski censée être construite, une étude effectuée à l'automne 2023 a révélé que les coûts avaient explosé de plus de 10 milliards de dollars, selon une présentation interne que le WSJ a pu consulter. Cela a fait chuter le TRI à 7 %, en deçà de l'objectif du projet, qui était d'environ 9 %.

Pour combler le manque à gagner, le prix estimatif d’une nuitée sur un terrain de « glamping original » a été revu à la hausse passant de 216 dollars à 704 dollars, selon la présentation. Le prix d’une nuitée dans un « hôtel-boutique pour randonneurs » a été estimé à 1 866 dollars, contre 489 dollars auparavant. Ces changements ont permis de remonter le TRI à 9,3 %.

Selon l'audit, Antoni Vives, qui a supervisé le projet global de Neom et a ensuite piloté Sindalah, a justifié l'augmentation des coûts en les contrebalançant par des hypothèses de revenus plus élevées, plutôt que de les réévaluer car sinon ils auraient été trop onéreux. Il a déclaré à ses collègues et aux consultants de McKinsey, dans un e-mail envoyé avant une réunion importante, que « nous ne devons pas évoquer les coûts de manière proactive ».

Les personnes exprimant des avis divergents ont également été écartées. Un chef de projet de Sindalah a ainsi été « démis de ses fonctions après avoir contesté les estimations de coûts », indique le rapport d'audit interne. Un avocat travaillant pour M. Vives a soutenu que le travail chez Neom « a été effectué de façon totalement loyale et en faisant preuve de l'ambition exigée par le projet, sans parler d’une loyauté absolue envers les dirigeants du pays ».

McKinsey a contribué à la création de « modèles permettant d'améliorer le calcul du TRI », affirme l'audit. Le cabinet a validé les projections financières pour Sindalah après qu'un autre consultant indépendant a refusé de le faire, apprend-on dans le même document. Les auditeurs ont recommandé une enquête plus approfondie sur les conflits d'intérêts potentiels, car McKinsey a participé à la fois à la planiication et à la validation des projets.

Les honoraires de McKinsey pour Neom ont dépassé les 130 millions de dollars sur une seule année, selon des personnes en connaissant le montant. Le porte-parole de McKinsey a déclaré que la société mettait en œuvre « des protocoles stricts pour prévenir les conflits d'intérêts dans nos missions ». Il a ajouté que McKinsey n'était « pas responsable des rapports financiers intégrés de Sindalah ».

La porte-parole de Neom a déclaré que l'organisation avait « amélioré ses contrôles internes et sa gouvernance, en particulier en ce qui concerne les achats et ses relations avec les tiers ».

La hauteur de The Line — 500 mètres — a été l'un des principaux paramètres ayant causé une hausse des coûts. Les défis en matière d'ingénierie et de construction font qu'il est difficile de rentabiliser la construction de tours de grande taille, où que ce soit, et encore plus dans le désert. Des employés de Neom ont demandé à plusieurs reprises à leur direction de réduire la hauteur de The Line à environ 300 mètres afin d’en réduire les coûts.

Lors d'une réunion du conseil d'administration de Neom au printemps dernier, le prince héritier a « dit clairement qu’il n’était pas opportun de diminuer la hauteur » de la tour, selon les procès-verbaux du conseil d'administration. Il a ajouté qu’il faudrait réaliser les économies ailleurs.

Yasir Al-Rumayyan, qui est à la tête du fonds souverain saoudien, a suggéré à titre alternatif d'utiliser « les nouvelles technologies pour réduire la main-d'œuvre ».

Les autorités ont gelé le projet de construction d'une ligne ferroviaire qui aurait nécessité de percer un tunnel de 29 kilomètres dans une montagne. Ils ont reporté la réalisation du premier tronçon de The Line, dont la longueur avait déjà été ramenée à 18,5 kilomètres contre 16 selon les précédentes prévisions. L'objectif actuel est d'ouvrir le premier tronçon de 0,80 kilomètre — surmonté d'un stade destiné à accueillir des matchs de la Coupe du monde de football — d'ici à 2034.

« Nous commencerons les premiers travaux d’élévation — si possible — à la fin de cette année », a indiqué Denis Hickey, qui supervise le développement de The Line, lors du Forum économique mondial de Davos, qui s’est tenu en Suisse en janvier.

A Sindalah, le complexe touristique construit sur l’île, n'est toujours pas achevé. Les employés des restaurants passent le temps en lisant des livres sans avoir de clients à servir, selon des personnes qui ont travaillé dans la station touristique. Quatre mois après la fête, le terrain de golf et les hôtels ne sont toujours pas ouverts au public.