De la Russie à l’Inde en passant par la Chine, les ennemis de l’Occident surfent sur la crise du modèple démocratique.
Par Yascha Mounk, Le Point
Sale temps pour la démocratie française. À chaque campagne électorale s'alignent les grandes promesses, qui sonnent comme des incantations vides. Les meilleurs ne veulent plus faire de politique, et ceux qui s'obstinent le regrettent vite. Les populistes de gauche et de droite ne cessent de grimper dans les sondages, et une masse de citoyens se détournent du système. Tel est « l'avènement du citoyen démissionnaire », comme le désigne Nathalie Schuck dans son nouveau livre, et ce pourrait bien être la grève la plus tranquille de toute l'histoire française.
Reste que la France est loin d'être un cas isolé. Aux États-Unis, en novembre, les électeurs auront à choisir entre un octogénaire très impopulaire ayant souvent du mal à terminer ses phrases et un septuagénaire très impopulaire n'ayant toujours pas admis sa défaite aux dernières élections. En Inde, un Premier ministre étouffant la liberté d'expression s'avance à grands pas vers sa réélection. Et, comme on risque de le constater à l'issue des prochaines élections européennes, non seulement les populistes de droite ont réussi à s'imposer comme une force politique majeure sur le continent, mais ils pourraient bien en constituer littéralement la première.
Cela fait maintenant des années que je travaille sur la crise de la démocratie sur les cinq continents. De ces rencontres avec divers interlocuteurs, j'ai pu constater combien chaque nation a tendance à attribuer à des causes locales des phénomènes survenant dans le monde entier. Pour comprendre la crise profonde des institutions politiques en France, il nous faut donc saisir combien leur affaiblissement procède de raisons bien souvent identiques: des forces intérieures, qui les érodent par leur action, et des ennemis de l'extérieur, qui profitent de cette érosion. Autrement dit, les naufrageurs et les empoisonneurs.
Les démocraties ont été confrontées ces dernières décennies à de graves problèmes structurels. Elles ont vu le niveau de vie de nombre de leurs citoyens stagner et leur composition démographique changer rapidement. Dans de nombreux pays, la conflictualité quant aux règles culturelles s'est accrue, pendant que les institutions perdaient de leur capacité à répondre concrètement aux besoins des populations.
Réseaux sociaux.
Ce n'est évidemment pas la première fois que les démocraties font face à de graves crises structurelles. Dans les années 1970, elles ont essuyé le choc pétrolier et la stagflation, en même temps que la remise en cause de leurs traditions morales et culturelles, portée par le mouvement étudiant. Cette convergence de catastrophes a affaibli la légitimité du système politique dans bien des pays. Reste que les leaders savaient garder le cap du navire étatique et manœuvrer en eaux troubles, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Pourquoi?
Toutes les démocraties ont assisté au même moment à l'essor des réseaux sociaux, où des litanies de griefs génèrent les mêmes effets facilitateurs d'expression de haine et de désinformation». A n'en pas douter, cela joue. Mais, à mon avis, le changement le plus fondamental induit par les réseaux sociaux concerne le personnel politique, dont le rapport à la vie publique est profondément altéré. Avec les réseaux sociaux, les politiques ne peuvent plus se contenter d'être les fantassins dévoués et loyaux de leurs partis. Avec X, TikTok et Instagram, il n'y a plus d'arrière-ban. Tout politique peut désormais utiliser la viralité pour se mettre en avant, idéalement en tapant sur ses collègues y compris ceux de sa propre formation politique. Les réseaux sociaux ont permis aux politiques de puiser dans leur égoïsme et leur narcissisme pour se hausser du col... tout comme ils leur ont également tout à fait pourri la vie, en offrant aux citoyens les plus à cran un accès permanent à leur personne. Aujourd'hui, les politiques sont impitoyablement moqués pour la moindre gaffe, et sans cesse insultés sur toutes les plate-formes. Ces deux forces produisent un effroyable mécanisme de sélection.
En démocratie, s'assurer que les politiques veulent servir l'État pour les bonnes raisons a toujours été un problème central, tempéré par des normes comme une certaine réticence à l'autolâtrie. Les réseaux sociaux ont aujourd'hui lourdement envenimé le problème, et ceux qui partent à la conquête du pouvoir le font souvent pour de mauvaises raisons et avec de mauvaises méthodes. Si notre temps semble celui des naufrageurs, c'est parce que la technologie du temps les sélectionne.
La crise actuelle ne serait pas aussi grave si elle n'était exploitée par d'habiles empoisonneurs. Après la chute de l'Union soviétique, les dictateurs du monde entier ont dû faire le gros dos. Les systèmes communistes sont presque tous tombés, de la Pologne à l'Afghanistan, en passant par l'Éthiopie. Les dictatures militaires d'Amérique latine et les régimes théocratiques d'Asie ont également disparu.
Les pays occidentaux ont laissé la Chine adhérer à l'OMC, d'abord parce qu'ils pensaient que le développement économique permettrait de desserrer l'emprise du Parti communiste chinois (PCC) sur le pays. Ces mêmes Occidentaux se croyaient également capables de contenir les instincts revanchards d'une nation russe humiliée par l'effondrement de la seconde variante de son empire. Dans les années 1990 et au début des années 2000, les dictateurs étaient aussi majoritaires à se croire dans le mauvais sens de l'histoire. Pour rester au pouvoir, il leur fallait défier les forces de gravité qui avaient fait valdinguer tant de leurs homologues. En ce temps-là, les dictateurs se levaient et se couchaient avec une seule idée en tête: survivre.
Main de fer dans un gant de soft power.
Au cours de la dernière décennie, les choses ont peu à peu changé, le rythme des transitions démocratiques s'est ralenti. Du côté des dirigeants autoritaires insomniaques, on s'est rasséréné: ils avaient survécu à leurs camarades déchus. Les nations sous leur joug se sont extirpées de décennies de contre-performance et les ressources à leur disposition en sont venues à considérablement augmenter. Dans les démocraties, les blessures auto-infligées se sont mises à pisser le sang. Ces événements auront incité les autocrates. du monde entier à passer à l'offensive. Dans les années 1990 et 2000, leur objectif principal était la préservation de leur régime. Dans les années 2010 et au début des années 2020, ils ont acquis l'ambition de devenir les bâtons dans les roues du système mondial. Et se sont ainsi transformés en empoisonneurs retors.
Dans cette entreprise, le rôle de la Russie a été prépondérant. Et son premier outil, la force brute. La Russie a ainsi envahi la Géorgie, en 2008, et l'Ukraine, en 2014. Le Kremlin a apporté un soutien décisif à Bachar el-Assad en Syrie, livré des armes à la Corée du Nord et contribué à soutenir des régimes autocratiques, du Soudan au Venezuela. Mais, si la Russie a pu empoisonner le système mondial, c'est en grande partie parce que le pays a été pionnier sur des formes subtiles de sabotage. La chaîne d'État Russia Today a démontré la capacité des régimes autocratiques à se servir des réseaux sociaux des sociétés libres pour accentuer, exploiter et exagérer les faiblesses réelles de leurs adversaires. Les banques publiques russes ont été une source essentielle de soutien financier pour des partis populistes européens, qu'ils soient d'extrême gauche ou d'extrême droite. Et les espions russes ont même pénétré le cœur des systèmes démocratiques de nombreux pays.
La Chine copie désormais le jeu russe, notamment quand il s'agit de camoufler sa main de fer dans un gant de soft power. Ainsi, le pays aura massivement investi dans des médias censés diffuser le "point de vue de Pékin" dans les coins les plus reculés du monde. On lui doit les instituts Confucius, qui coopèrent avec de grandes universités en promettant des cours de langue gratuits avec des enseignants qui sont souvent, de facto, les porte-parole du PCC et qui surveillent ce que font les étudiants chinois hors de Chine. Les leaders chinois sont aussi de plus en plus disposés à puiser dans leur puissance économique pour restreindre la liberté d'expression en Occident, en sanctionnant de grandes entreprises, ou même en intimidant des nations mineures quand on ose y briser en haut lieu des tabous - sur Taïwan, par exemple. Le succès de la Russie et de la Chine a inspiré d'autres autocraties. Depuis des décennies, l'Iran soutient des mouvements terroristes au Moyen-Orient. Du côté de l'Arabie saoudite, on a investi des sommes considérables pour propager un courant islamique fondamentaliste, véritable menace pour la paix et la cohésion des pays démocratiques, y compris en Europe. Et ce n'est qu'une question de temps avant que d'autres grandes nations, comme l'Inde de Modi, n'aient aussi envie de jouer leur petite partie dans le même jeu.
Le danger réel que représentent les empoisonneurs ne doit pas servir à déresponsabiliser les naufrageurs. Après la victoire surprise de Donald Trumpen 2016, beaucoup, au sein des médias mainstream et du Parti démocrate, ont imputé ce résultat à la désinformation russe sur les réseaux sociaux. Il s'agissait non seulement d'une distorsion de la réalité - frôlant la désinformation -, mais aussi et surtout d'une absolution à peu de frais des responsabilités des démocrates. D'où une occasion perdue de réformer le système en amont des présidentielles clés de 2020 et 2024.
Les empoisonneurs existent pour de vrai. Les démocraties devraient s'en défendre plus fermement. Mais, si des pays comme la Russie et la Chine ont pu nous infliger tant de dégâts, c'est qu'ils ont exploité les flagrantes faiblesses dont nous sommes les seuls responsables