Face à la montée du chaos, l'Iran fait l'étalage de ses capacités de manoeuvre élargies, et Dominique Moïsi se demande s'il ne profite pas, in fine, de l'embarras des grandes puissances dites « classiques », à commencer par les Etats-Unis et la Russie. Sans oublier les faiblesses de son régime.
L’Iran ne se contente plus de faire la guerre par procuration – via le Hamas, le Hezbollah ou les Houthis – au grand Satan américain et à « l’entité sioniste ». Ses missiles frappent le Pakistan pour punir des groupes terroristes responsables d’un grave attentat sur le sol iranien, ou le nord de l’Irak pour détruire ce que Téhéran décrit comme un « centre d’espionnage israélien ». Et les drones iraniens se révèlent extrêmement efficaces dans la guerre russe contre l’Ukraine. Depuis le 24 février 2022, et plus encore depuis le 7 octobre 2023, l’Iran semble jouer un rôle toujours plus important, non seulement sur la scène régionale du MoyenOrient, mais dans le monde.
Face à la multiplication des conflits et la montée du chaos, les descendants de l’Empire perse en Iran (tout comme ceux de l’Empire ottoman en Turquie) font l’étalage de leurs capacités de manœuvre élargies. Ne profitent-ils pas, in fine, de l’embarras des grandes puissances dites « classiques », à commencer par les Etats-Unis et la Russie ?
Les contradictions du pouvoir
Mais cette lecture traduit-elle bien la réalité ? La guerre de Gaza a certes incontestablement profité à l’Iran. Téhéran apparaît plus que jamais comme la puissance régionale incontournable. Mais cette guerre a aussi révélé les faiblesses, sinon les contradictions, du pouvoir iranien.
On dit que Téhéran a été surpris par l’audace du Hamas et plus encore par la défaillance des services de renseignements israéliens. Dans ses frappes ciblées contre des dignitaires et des objectifs iraniens, Jérusalem continue pourtant de faire preuve d’une redoutable efficacité. Mais depuis le 7 octobre, « le roi hébreu est nu ». Une constatation qui ne semble pas – heureusement – se traduire dans les actions de l’Iran. « Le tact dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin », disait Jean Cocteau. Jusqu’à présent, les mollahs ont semblé suivre les conseils du poète français. C’est que leur souci principal n’est ni le sort des Palestiniens ni même leur statut international, mais la survie de leur régime. Sur ce plan, les mollahs se barricadent.
Ils viennent même d’interdire à l’ancien président modéré Hassan Rohani – qui avait présidé à l’accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire – de faire partie de l’Assemblée des experts, qui doit désigner le leader suprême du pays. En dépit de ses déclarations fracas santes et de ses prises de risques – en particulier en mer Rouge – à travers les Houthis, le régime des Mollahs n’est pas en train de s’engager sur la voie de la guerre. Il n’oublie pas la prudence qui fut globalement sa marque de fabrique au cours des dernières années. Parler fort, mais agir finalement avec circonspection.
Pour Téhéran, la possession de l’arme nucléaire apparaît toujours comme l’assurance-vie ultime, celle qui fera la différence entre le sort du régime de Saddam Hussein en Irak (qui ne possédait pas cet outil de dissuasion), et l’Iran des mollahs.
Le nouvel interventionnisme iranien est incontestablement lié à la guerre de Gaza et traduit la volonté de Téhéran d’apparaître – face à des régimes arabes sunnites bien timides – comme le p rincipal soutien des Palestiniens, dans le monde musulman, sinon le monde tout court. Le calcul de l’Iran est exactement l’inverse de celui de l’Arabie s aoudite.
Avec une discrétion, qui confine au mutisme, Ryad laisse entendre qu’il est toujours prêt à normaliser ses relations avec Israël, pour peu qu’une solution « juste » soit trouvée au problème palestinien. On peut penser que, sur ce plan au moins, les mollahs sont les alliés objectifs de Benyamin Netanyahou. Et les Saoudiens, une menace existentielle pour le maintien de Bibi au pouvoir.
Il s’agit là, bien sûr, d’une vision un peu schématique : la réalité est infiniment plus complexe. Mais dans leur refus absolu d’Israël, les Iraniens font le jeu des plus « durs » des Israéliens, qu’ils soient des fanatiques de la religion de la Terre ou de purs messia nistes. Au moment où Israël s’isole toujours davantage sur la scène interna tionale, l’Iran renforce sa légitimité au sein du monde arabo-musulman, en tant que principal soutien des victimes, de cet « accident au carré » qu’est devenu Israël aux yeux d’une partie toujours plus importante du monde, y compris la jeunesse dans les pays occidentaux. Une jeunesse sans mémoire historique, et sous l’influence des réseaux sociaux comme Tik Tok, qui les confortent dans leur condamnation spontanée – et souvent légitime, hélas – du comportement d’Israël, de Gaza à la Cisjordanie.
Mais cette montée en puissance de l’Iran à l’international ne saurait masquer – et moins encore compenser – son déficit croissant de légitimité à l’intérieur. Les seuls succès que le régime puisse revendiquer sont de fait, externes. A l’intérieur, le pouvoir des mollahs est confronté aux conséquences de son évolution vers toujours plus de radicalisme, de répression, d’incompétence et de corruption. La cause palestinienne lui sert de plus en plus de « feuille de vigne », de protection idéologique, sinon d’alibi.
Le rôle trouble de la Chine
Pour aller à l’essentiel, le mot clé pour comprendre l’Iran des mollahs en 2024, est celui de peur : peur de l’opposition au régime qui grandit à l’intérieur, des risques de guerre avec Israël et les États-Unis qui s’accumulent à l’extérieur – très largement du fait des Iraniens eux-mêmes –, peur de ne pas avoir accès à l’arme nucléaire et peur de ce qui pourrait se produire si Téhéran y accédait.
L’Iran est techniquement très, très proche d’avoir la bombe. Pour autant, à sa manière, provocatrice, parfois irresponsable, sinon contradictoire, Téhéran veut sans doute tout faire pour éviter une guerre avec les Etats-Unis et/ou Israël, qui risquerait de se terminer par la chute du régime. Les régimes despotiques ne survivent que rarement à une défaite militaire.
Le comportement de la Chine sur le dossier iranien est particulièrement troublant. On se serait attendu à ce que Pékin exerce d’amicales mais efficaces pressions pour que l’Iran cesse de soutenir les Houthis dans leur entreprise de déstabilisation. L’économie chinoise dépend très largement de la liberté du trafic en mer Rouge. Il semble à l’inverse, que – portée par l’idéologie, plus que par le souci de la croissance économique – la Chine donne la priorité à tout ce qui peut nuire aux intérêts américains.
Les Echos