“L’Arabie saoudite d’abord”, c’est le nouveau mot d’ordre de la politique étrangère du royaume dirigé par Mohammed ben Salmane. Fini l’argent distribué à fonds perdu à des pays alliés, le but est maintenant de faire des affaires et d’avoir un retour sur investissement.
Abou Nayef se souvient du temps où, lorsqu’un pays arabe était en difficulté, il savait immédiatement à qui faire appel : “au royaume d’Arabie saoudite”, affirme ce producteur de dattes, âgé de 60 ans. “Quand n’importe quel pays arabe ou musulman avait besoin d’une aide financière, nous étions toujours là pour lui tendre la main.”
Cependant, les choses ont pris une tournure plus individualiste et transactionnelle en 2023. L’Arabie saoudite remplace sa politique de soutien financier inconditionnel à ses alliés par des investissements ciblés. C’est l’un des points clés de la nouvelle politique étrangère qui a pour mot d’ordre “l’Arabie saoudite d’abord” et qui place les intérêts du royaume et de ses citoyens avant ceux de ses alliés, qu’il s’agisse des États-Unis ou d’autres pays arabes.
“Les amis sont les amis, et les affaires sont les affaires, ajoute Abou Nayef. Si nous, les Saoudiens, donnons des milliards, nous voulons obtenir quelque chose en retour. C’est malheureux, mais de nos jours c’est la croissance économique qui fait tourner le monde.”
Un virage culturel essentiel pour les dirigeants saoudiens, qui témoigne d’un changement dans la manière dont le pays conçoit son rôle dans la région. À partir des années 1960 et 1970, quand l’Arabie saoudite a commencé à faire fructifier ses ressources pétrolières, elle a fait office de filet de protection financier pour les États arabes et musulmans, endossant un rôle quasi paternel. Elle s’est empressée des dizaines de fois de jeter, en cas de besoin, une bouée de sauvetage à ses alliés en crise, sans aucune condition et sans trop poser de questions. Au cours des douze dernières années seulement, le royaume a alloué 3 milliards de dollars à la Jordanie, 5 milliards au Pakistan, et l’essentiel des 92 milliards en argent et en pétrole que l’Égypte a reçu des pays du Golfe depuis 2011.
Les gouvernements arabes, de plus en plus criblés de dettes, gangrenés par la corruption et par des problèmes structurels qu’ils n’ont pas voulu ou pu résoudre, ont continué de lui réclamer une aide inconditionnelle. Ces milliards ne lui garantissaient même pas des relations cordiales avec les gouvernements concernés.
Nouveau paradigme. Lorsque l’Arabie saoudite a entamé la mutation de son économie sous l’impulsion du prince Mohammed ben Salmane en 2016, notamment par la constitution d’un secteur privé indépendant de l’industrie pétrolière, elle a imposé des taxes à ses citoyens pour la première fois depuis des générations et entrepris une profonde remise en question de ses politiques d’assistance inancière.
Les responsables saoudiens ont commencé à laisser entendre plus ou moins clairement aux délégations qui venaient mendier à Riyad que l’époque de l’aide inconditionnelle était révolue. Le royaume se proposait d’investir plutôt dans le tourisme, les ports et les banques : autant de projets dont il pouvait espérer un retour sur investissement. En 2022, le fonds souverain saoudien, moteur de la transformation du pays, a consacré 24 milliards de dollars à des investissements et des acquisitions en Égypte, en Jordanie, en Irak, à Bahreïn, à Oman et au Soudan.
La mise en œuvre de ce nouveau paradigme a été ralentie par la pandémie de Covid-19, mais elle a été oiciellement annoncée cette année. Le ministre des Finances, Mohammed Al-Jadaan, a exposé les grandes lignes de la nouvelle approche en janvier dans un discours à Davos, en Suisse. “Nous attribuions subventions et dépôts sans aucune contrepartie, a-t-il reconnu. Et nous sommes en train de changer tout cela… Nous voulons voir des réformes” avant de proposer de l’aide. “Nous faisons payer des impôts à notre population, nous souhaitons que les autres fassent de même, qu’ils fassent eux-mêmes des eforts”, a-t-il ajouté. “Nous sommes prêts à aider, mais nous voulons que vous y mettiez aussi du vôtre.”
Dans le cadre du plan Vision 2030, la plupart des Saoudiens ne reçoivent plus de généreuses allocations du gouvernement. Ils sont encouragés à devenir entrepreneurs plutôt que de compter sur un emploi de fonctionnaire.
Les Saoudiens remarquent déjà des changements positifs dans leur vie quotidienne, ainsi que dans l’économie en général et les infrastructures publiques, et ils acceptent, en contrepartie, un impôt sur le revenu et une taxe sur les ventes de 16 %.
“Nous payons des impôts, nous sommes de bons citoyens et nous voulons qu’une partie de nos impôts puisse servir à venir en aide à nos alliés”, déclare Hamad, employé de banque à Riyad. “Mais nous refusons que cet argent soit gaspillé par les mauvaises politiques et la corruption des autres pays. Nous n’avons rien à voir avec les manquements de leurs gouvernements.”
Encouragés par le rythme soutenu des réformes, par le soutien inancier du gouvernement aux jeunes entreprises et par l’implantation dans le royaume de groupes internationaux, de nombreux Saoudiens se sont approprié cet esprit entrepreneurial et airment que leurs attentes envers les autres pays arabes ont, elles aussi, évolué.
“Dans le royaume, n’importe quel entrepreneur, qu’il soit arabe ou non, peut trouver un investisseur, obtenir le droit de résidence, monter sa boîte et être traité comme un citoyen à part entière, avec tous les bénéices que ça implique. Il peut devenir riche, conserver son argent et ses actifs”, explique Mohammed, responsable logistique et d’afrètement à Riyad. “L’Arabie saoudite ouvre ses portes à tous les entrepreneurs sans discrimination, mais les afaires sont les afaires. L’Arabie saoudite ne fait plus la charité.”
Les efets de la nouvelle politique saoudienne sont déjà visibles dans la région. Face à l’inlation, à la dette croissante et à la crise monétaire auxquelles l’Égypte est actuellement confrontée, Riyad rechigne à racheter des entreprises égyptiennes, y compris la United Bank of Egypt, dont l’acquisition était pourtant prévue. La raison ? La réticence du Caire à appliquer les réformes demandées par le Fonds monétaire international, notamment en matière de transparence, dans une économie contrôlée par l’armée.
La Jordanie, en revanche, qui a besoin qu’on l’aide à créer des emplois pour réduire son taux de chômage, qui atteint 20 %, a adapté son approche et propose à l’Arabie saoudite un plan d’investissement détaillé.
Cependant, de nombreux Saoudiens ne sont pas prêts à tourner la page. C’est le cas de Salem, qui, pour compenser l’augmentation des prix dans la capitale, travaille comme chaufeur Uber au cours de ses allers-retours quotidiens entre son domicile et son bureau, dans une entreprise d’ingénierie. Il explique : “Venir en aide à nos frères et sœurs arabes et musulmans fait partie de notre culture, de nos traditions sociales, tribales, et l’islam, notre religion, nous y encourage aussi.”
Aide humanitaire . En attendant, les dirigeants et les citoyens soulignent que l’aide humanitaire à grande échelle du royaume n’a pas cessé. Le pays continue d’envoyer des subsides, notamment 100 millions de dollars en Syrie après les tremblements de terre et 100 millions de dollars pour le Soudan déchiré par la guerre. L’année dernière, le royaume a offert 5 milliards de dollars à l’Égypte pour compenser la hausse des prix du blé provoquée par la guerre en Ukraine, 600 millions aux communautés soudanaises touchées par des inondations et 1 million au Yémen pour l’aider à stabiliser sa monnaie.
Pour Oum Fahed, une jeune femme qui vend des produits agricoles sur un stand à Riyad, l’aide humanitaire oicielle et les centaines de millions de dollars donnés par les citoyens saoudiens via des associations caritatives pour soutenir les communautés arabes et musulmanes sont bien la preuve que la culture de la générosité reste bien vivante au sein du royaume. “Mais donner de l’argent à des gouvernements qui répètent toujours les mêmes erreurs, qui refusent les réformes et le progrès, et reviennent toujours nous demander plus ? Ce n’est pas de la charité. C’est se faire avoir.”
Taylor Luck
*Courrier International