Renaud Girard : «Massacre d’un millier de civils alaouites, notre inquiétude sur la Syrie était hélas fondée»

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Renaud Girard : «Massacre d’un millier de civils alaouites, notre inquiétude sur la Syrie était hélas fondée»
الثلاثاء 11 مارس, 2025

CHRONIQUE - Un millier de civils alaouites ont été massacrés en Syrie par des miliciens islamistes sunnites. Assiste-t-on au début d’un génocide, tel que le réclamaient les Frères musulmans dès les printemps arabes?

Dans les manifestations populaires qui émaillèrent, au cours de l'année 2011, le printemps arabe en Syrie, il est un slogan qui revenait hélas souvent «L'alaouite au tombeau, le chrétien à Beyrouth!» Ce cri du cœur était poussé par les Frères musulmans, très présents dans la communauté sunnite, laquelle constitue les trois quarts de la population syrienne. Pour ces puritains, l'alaouite qui professe une religion proche du chiisme est un hérétique; il doit être exécuté comme tel. Quant aux chrétiens, ils ont droit à la vie sauve, en leur qualité de « gens du livre». Mais pas en Syrie, terre d'islam destinée à être purgée de tous ses infidèles.

Les observateurs occidentaux refusèrent d'entendre ce slogan des Frères musulmans, tant ils étaient pressés de voir s'effondrer le régime de Bachar el-Assad. La dictature baasiste, appuyée sur des services de sécurité féroces, était en effet implacable, refusant la démocratie à l'occidentale, et martyrisant les opposants politiques. Elle avait de surcroît le défaut d'être peu accommodante avec Israël. Le baasisme n'avait qu'un mérite qu'on considéra à tort comme insignifiant: il protégeait la liberté et la diversité religieuses.

Lorsque les miliciens Frères musulmans du HTS (Hay'at Tahrir al-Sham, soit organisation de libération du Levant) prirent Damas le 8 décembre 2024, leur chef, l'ancien djihadiste Ahmed al-Chaara, affirma que tous les Syriens étaient frères. Il promit que les minorités eth niques et religieuses seraient protégées par le nouveau pouvoir. J'étais alors resté sceptique.

Le massacre, dans les huit premiers jours de ce mois de mars 2025, d'un millier de civils alaouites par des miliciens islamistes sunnites, d'origine souvent étrangère, dans les régions côtières du nord (Banias, Lattaquié, Tartous) ne laisse pas d'inquiéter. Assiste-t-on au début d'un génocide des alaouites, tel que le réclamait le slogan des manifestations de Frères musulmans? La Syrie, terre chrétienne depuis le IIe siècle, va-t-elle se vider de ses derniers chrétiens?

La France, par le biais de son ministre des Affaires étrangères, qui a appelé son homologue syrien le 9 mars 2025, a non seulement exprimé son inquiétude pour le sort des minorités ethniques syriennes (alaouites, chrétiennes, druzes, kurdes); elle a aussi demandé au gouvernement al-Chaara que sa justice ne tremble pas. La France veut que les auteurs de ces massacres soient trouvés, arrêtés et dûment châtiés. Sans quoi, elle arrêtera le processus en cours de la normalisation de ses relations avec Damas.

Il y a, en effet, deux options aujourd'hui. La première est que le gouvernement de l'ancien leader du HTS ne prenne que des mesures symboliques et laisse les tueurs errer dans la nature. C'est une option inacceptable pour la France. Elle ferait retourner la Syrie à l'isolement international qu'elle connaissait dans les dernières années du régime de Bachar el-Assad.

La deuxième option est qu'Ahmed al-Chaara soit le Michael Collins de la Syrie et qu'il parvienne à mater les éléments les plus fanatiques de sa base militaire. Le leader républicain irlandais, après avoir signé le traité de paix avec les Anglais, avait dû mater les éléments les plus extrémistes de l'IRA qui souhaitaient poursuivre éternellement les hostilités avec la Couronne britannique.

L'actuel maître de Damas aura-t-il le courage et la force de s'en prendre aux unités fanati-sées de l'ancienne armée nationale syrienne, formée par d'anciens rebelles sunnites à Bachar el-Assad, qu'ont rejoints toutes sortes de djihadistes étrangers, ouzbeks, turkmènes, tchétchènes? Le président turc Erdogan, Frère musulman lui-même, a toujours protégé la prétendue armée nationale syrienne. Ses unités se sont signalées par leurs exactions contre les civils lors de leur guerre contre les Kurdes libres du Rojava (bande tout au nord de la Syrie, et frontalière du territoire turc).

Si Ahmed al-Chaara n'a pas l'étoffe d'un chef d'État comme l'était Michael Collins, les massacres et l'épuration ethnique visant les alaouites s'étendront aux chrétiens. Les druzes et les Kurdes reprendront les armes et le pays retombera dans le cercle vicieux de la guerre civile.

Al-Chaara avait jusqu'à présent fait un sans-faute. Donnons-lui le temps de se reprendre et d'agir. Jeune, il n'est sans doute pas encore sclérosé politiquement. Son parrain Erdogan, qui a besoin de l'Occident pour sauver l'économie turque, n'a aucun intérêt à ce que le chaos et le crime sectaires s'emparent du territoire syrien.

Espérons qu'il y ait un miracle al-Chaara. Mais restons très vigilants. Car, dans leur histoire, les Frères musulmans ont laissé la désolation partout où ils sont passés, que ce soit au Soudan, en Tunisie, en Égypte ou en Libye.

Être vigilants ne signifie pas faire la politique du pire. Al-Chaara semble avoir les plus grandes difficultés à structurer son État. S'il demande à la France de l'aider à reconstruire une armée et une gendarmerie modernes, il faudra lui dire oui.

Pour des raisons évidentes de lutte contre l'islamisme et le trafic d'êtres humains, ainsi que de protection du Liban (création de la France en 1920), nous avons tout intérêt à ce que la Syrie retrouve la paix civile et la confiance de toutes ses communautés. Sans elles, les investisseurs des pétromonarchies du Golfe ne viendront jamais reconstruire le pays.