CHRONIQUE - Par-delà des divergences idéologiques entre l’Amérique et l’Iran, il y a aujourd’hui de réelles convergences tactiques entre ces deux puissances pour éviter de se faire la guerre.
Le Figaro
Le 28 janvier 2024, trois soldats américains sont morts et 47 autres ont été blessés dans l’attaque de leur base jordanienne, située à la pointe nord-est du pays, chargée de surveiller les milices djihadistes opérant sur les territoires tout proches de la Syrie et de l’Irak. Surnommé Tower 22, l’avant-poste américain a subi l’attaque d’un drone explosif, opéré par la milice chiite Résistance islamique en Irak, idéologiquement proche des mollahs iraniens. Les miliciens sont parvenus par la ruse à percer les défenses antiaériennes de Tower 22 : ils ont attendu le retour vers sa base d’un drone de surveillance américain pour lancer le leur, afin de créer la confusion chez le radariste de permanence.
Comme les houthistes au Yémen, les miliciens chiites radicaux d’Irak reprochent aux Américains leur soutien politique et militaire à l’invasion de la bande de Gaza par Israël depuis le mois d’octobre 2023. Le gouvernement Netanyahou s’est engagé devant la population israélienne à détruire entièrement le Hamas, après le pogrom qu’il a commis le 7 octobre dans les kibboutz du sud d’Israël, limitrophes du territoire palestinien. À Gaza, Tsahal n’a toujours pas réussi à s’emparer des chefs militaires du Hamas ni à libérer les otages kidnappés le 7 octobre mais elle a, avec des bombes américaines, détruit une grande partie des habitations, conduisant la majorité des civils palestiniens à être des déplacés dans leur propre pays.
Le Hamas est un mouvement sunnite de résistance islamique à Israël, historiquement proche des Frères musulmans égyptiens. Mais le combat des Arabes sunnites contre l’« ennemi sioniste » a été repris à son compte par l’ayatollah Khomeiny, dès qu’il s’est emparé du pouvoir dans la Perse chiite (1979). Le chef de la Révolution iranienne a fait de la « libération de Jérusalem » une cause sacrée, afin d’enrôler derrière lui les musulmans du monde entier.
Commencées le 2 février 2024, les représailles du Pentagone à l’attaque milicienne du 28 janvier furent à la fois nombreuses, ciblées et tardives. Elles furent nombreuses (85 cibles détruites sur les territoires irakien et syrien), afin de montrer aux électeurs américains que Joe Biden défendrait toujours avec la plus grande fermeté la vie de ses soldats, et afin d’envoyer un message clair à toutes les milices du Moyen-Orient qui s’aviseraient de rejoindre autrement que par la parole l’axe de la résistance contre Israël parrainé par Téhéran. Elles furent tardives afin de laisser le temps de partir à d’éventuels conseillers iraniens déployés auprès de ces milices iraniennes et syriennes. Elles furent ciblées, afin d’épargner le territoire iranien.
Avant d’entamer sa cinquième visite au Moyen-Orient depuis la reprise des hostilités israélo-palestiniennes, le secrétaire d’État Blinken a répété que les États-Unis feraient tout pour empêcher une escalade du conflit et qu’ils ne souhaitaient pas faire la guerre à l’Iran. Le 5 février 2024, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères a lui aussi déclaré que son pays ne voulait pas d’escalade et qu’il n’avait pas de « proxies » dans la région.
L’Iran souhaite ainsi désamorcer le procès qu’on lui fait d’attaquer par des voies indirectes les intérêts occidentaux. Il n’est d’ailleurs pas faux que les milices moyen-orientales idéologiquement proches de Téhéran disposent d’une certaine autonomie de décision. Par exemple, l’attaque du Hezbollah du 12 juillet 2006 contre une patrouille de Tsahal (qui va déclencher une guerre meurtrière de 33 jours) n’avait pas été préalablement soumise à l’approbation de l’Iran. Même chose pour l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023.
Idéologiquement, les mollahs retournent l’accusation contre l’Amérique, par un raisonnement en deux temps. Pour eux, Israël est un État illégitime issu d’une injustice coloniale, que l’Amérique utilise comme « proxie » pour déstabiliser toute la région.
Mais, par-delà des divergences idéologiques entre l’Amérique et l’Iran, il y a aujourd’hui de réelles convergences tactiques entre ces deux puissances pour éviter de se faire la guerre. Toutes deux ont compris qu’il n’y a strictement rien à gagner pour elles.
En ce qui concerne l’Iran, il a déjà atteint son nirvana diplomatique, sans perdre un seul de ses soldats. La guerre à Gaza lui a été apportée comme un cadeau sur un plateau d’argent. Elle lui a redonné un leadership inespéré au Moyen-Orient, tout en faisant oublier son rôle controversé en Syrie et sa contestation en interne. L’Arabie saoudite, qui s’était réconciliée avec lui par l’entremise des Chinois, a renoncé à établir des relations diplomatiques avec Israël.
L’Iran a compris parfaitement le coût de son « amitié » avec la Chine et la Russie. Son régime théocratique souhaite secrètement conclure un « grand bargain » avec les Américains, où tout serait mis sur la table : le nucléaire, les sanctions, et une nouvelle architecture de sécurité pour le Moyen-Orient. Les mollahs souhaitent conserver la nature de leur régime, mais ils veulent que l’Iran redevienne une grande puissance commerciale, ne serait-ce que pour réduire l’insatisfaction de sa jeunesse. Sur ce qu’ils appellent « l’entité sioniste », ils ont une porte de sortie rhétorique toute prête : « Nous suivrons en toutes circonstances ce que décideront les Palestiniens », ont-ils coutume de dire.
En ce qui concerne l’Amérique, les démocrates au pouvoir sont vaccinés depuis longtemps contre les interventions militaires néoconservatrices en terres d’islam, censées apporter la paix via l’installation de démocraties à l’occidentale. Face à Donald Trump, qu’il devra probablement affronter électoralement le premier mardi de novembre 2024, Joe Biden ne veut pas apparaître comme un président belliciste. Si les circonstances le lui permettent, il aimerait même se présenter, d’ici six mois, à l’électorat américain, comme l’homme ayant réussi à normaliser les relations avec Téhéran, après quarante-cinq ans de brouille.
Ni ancrés dans l’histoire, ni dans la géographie, les antagonismes israélo-iranien et américano-iranien sont des antagonismes artificiels, nourris de considérations de politique intérieure des deux côtés. Les stratèges dotés d’une vision à long terme le savent bien, à Washington, à Tel-Aviv, comme à Téhéran.