Face au danger Trump, la décision du président américain de laisser sa place à la vice-présidente Kamala Harris rebat les cartes de la présidentielle.
Par Gérard Araud* - Le Point
Ne nous laissons pas égarer par les hommages rendus à Joe Biden qui ont suivi l'annonce de son retrait de la course à la présidence au profit de Kamala Harris. Ils ont l'hypocrisie des oraisons funèbres: il n'y a ni noblesse ni dignité dans une décision imposée à un président sortant qui s'accrochait à sa candidature. Il a fallu un véritable hallali pour lui faire admettre d'y renoncer. Le New York Times, la bible de la bonne société démocrate, avait ouvert la voie. George Clooney, dont tout le monde connaît la proximité amicale avec Barack Obama, s'était joint à lui dans des termes impitoyables: « Le Biden d'aujourd'hui ne serait plus celui de 2020. »
Des dizaines de parlementaires démocrates les avaient imités. L'atmosphère était devenue irrespirable à Washington où, là comme ailleurs, les requins ne résistent pas à l'odeur du sang. Biden se voyait désormais contraint de répondre sans s'offusquer à un journaliste qui lui demandait s'il était sénile. Il n'avait plus le choix, sauf à transformer la campagne en un interminable martyre, où on aurait relevé le moindre de ses lapsus, scruté sa démarche et formulé des hypothèses médicales sur son état.
Ne nous laissons pas tromper non plus par ceux qui essaient de nous convaincre que changer de candidat au milieu du gué est une opération simple, qui va de soi, à trois mois et demi du scrutin. Les États-Unis sont un continent; les Américains concentrent leur intérêt politique sur leur État et suivent souvent de loin les affaires fédérales. Quelque vice-présidente qu'elle soit,
Kamala Harris devra redoubler d'efforts pour se faire connaître et pour acquérir un profil identi-fiable l'on aux yeux des électeurs dans un pays où l'on s'abstient volontiers. Au cours de ce mandat, elle est largement restée dans l'ombre du président, comme d'ailleurs la plupart de ses prédécesseurs dans cette fonction ingrate.
Enfin, ne faisons pas mine de croire que Kamala Harris s'est imposée parce que, de l'avis de tous, c'était la meilleure candidate possible. En réalité, les démocrates n'avaient pas le choix: il leur fallait dans l'urgence un nom de dirigeant démocrate qui soit relativement connu dans l'ensemble du pays. Par ailleurs, ils savaient qu'elle n'accepterait pas d'être évincée et ils ne pouvaient ajouter la discorde au désastre. C'était donc elle ou personne. Là encore, ne nous précipitons pas en concluant que son énergie suffit à justifier ce choix. Dans le passé, j'ai relevé à plusieurs reprises à quel point Kamala Harris suscitait des controverses dans les rangs démocrates. En 2020, elle avait été ignominieusement éliminée dès les débuts des primaires face à l'hostilité de la gauche, qui lui reprochait d'avoir été un procureur (« attorney General ») de Californie « à poigne ». De l'avis général, elle n'a pas bien rempli la mission que lui avait confiée Biden de coordonner la politique américaine de l'immigration. Enfin re viennent sans cesse les accusations d'autoritarisme dans la méthode et d'inconséquence sur le fond. Il y a quelques mois, aucun de mes amis dirigeants démocrates n'aurait vu en elle une candidate crédible. Ils se demandaient même si Biden n'avait pas intérêt à changer de colistière.
La décision de Biden n'est donc pas une opération bien huilée comme on essaie de nous le faire croire. C'est un sauve-qui-peut pour éviter un désastre annoncé. Les démocrates n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes. Ils ne peuvent faire mine d'avoir découvert le problème lors du premier débat de la campagne présidentielle face à Trump, où tous les commentateurs ont vu une détérioration des capacités cérébrales du sortant. En 2018, il y a déjà six ans, des anciens de l'équipe Obama me confiaient qu'ils hésitaient à s'engger dans la campagne de Biden parce qu'il « avait vieilli » pour citer l'une d'entre eux. De son côté, plus modestement, depuis deux ans, le Portoricain qui me vend mon café à New York me répète en soupirant qu'il est « train trop vieux ». L'aveuglement de la direction démocrate lorsque Biden a annoncé qu'il voulait se représenter pour être président jusqu'à l'âge de 86 ans dépasse l'entendement.
Don des dieux. Cela aurait pu tenir de la farce si l'adversaire républicain qui en bénéficiait n'était pas Trump. Elle faisait oublier non seulement les incohérences verbales de ce dernier, bien plus graves que celles de son concurrent, et qu'il avait d'ailleurs étalées à la Convention républicaine, mais aussi et surtout la condamnation que doit lui signifier dans les semaines qui viennent un juge de New York pour faux et usage de faux. Que l'essentiel du débat politique se soit concentré sur la personne du candidat démocrate était pour Trump un don des dieux, alors que, par ailleurs, ses avocats avaient réussi, avec la complicité active de la Cour suprême et d'un juge républicain de Floride, à écarter les procès les plus dangereux qui le menaçaient.
Voilà les cartes rebattues. Que ressentent les Américains ? Sans doute, du soulagement chez beaucoup de démocrates de plus en plus convaincus que Biden allait à la défaite. Et, réciproquement, de la déception chez leurs adversaires, qui espéraient insister lourdement sur l'affaiblissement du sortant face à l'énergie brutale d'un Trump, véritable bête de scène, comme l'a encore prouvé sa réaction après l'attentat dont il a été victime.
Globalement une bonne nouvelle pour les démocrates donc, mais dans quelle proportion ? Pour l'heure, à cet égard, ce sont encore les questions qui dominent. Que Harris puisse remobiliser une jeunesse que décourageaient l'âge du sortant et sa politique à Gaza n'est pas acquis malgré les apparences: son impopularité à gauche et son fort soutien à Israël peuvent jouer contre elle. Son origine californienne pourrait également être un handicap chez les centristes qui identifient cet État à tous les excès du « wokisme ». Les médias américains de droite sont régulièrement remplis « d'histoires d'horreur » sur ce sujet: la dernière concerne la décision du gouverneur de Californie d'interdire aux écoles d'informer les parents dont les enfants se déclareraient transgenres. Elon Musk a d'ailleurs annoncé que, en réaction, il transférerait les quartiers généraux de Tesla et de SpaceX au Texas pour « protéger les enfants » de ses employés. Ce n'est sans doute qu'un prétexte pour une opération fiscalement avantageuse mais Musk joue sur du velours: quel parent ne l'approuverait pas ? Que dirait dans un cas comparable Kamala Harris, prise entre les centristes et sa gauche ?
La campagne présidentielle américaine est indubitablement relancée. Les démocrates ont été contraints de faire un pari sans précédenten changeant de candidat si tardivement et en se rabattant sur une remplaçante qui ne suscitait hier encore aucun enthousiasme. Les semaines qui viennent nous diront si la campagne de Kamala Harris « accroche » sur le terrain alors que, jusqu'ici, elle n'a pas vraiment prouvé ses talents d'oratrice. Trump paraissait en bonne voie pour être élu le 5 novembre. Pour lui, les perspectives ont certes changé, mais rien ne prouve encore qu'elles se soient dégradées. Quel que soit le battage positif des médias autour de Kamala Harris, sa candidature a quand même davantage un parfum de coup de poker que de stratégie réfléchie ?
* Ancien ambassadeur, il fut notamment en poste aux États-Unis. Dernier ouvrage paru: Israël. Le piège de I'Histoire (Tallandier, 2024).