L’essor de partis d’extrême droite en Europe, conjugué à la réélection de Donald Trump, présage d’un basculement vers une nouvelle alliance transatlantique qui pourrait démanteler le projet européen lui-même, alertent les chercheuses Sophia Besch et Tara Varma, dans une tribune au « Monde ».
Le Monde
Vendredi 14 février, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, le vice-président américain, J. D. Vance, a prononcé un discours remettant en cause les piliers traditionnels de la relation transatlantique. Il a soutenu que la véritable menace pour l’Europe ne provenait pas d’acteurs extérieurs telles que la Chine ou la Russie, mais plutôt de ce qu’il a décrit comme l’échec de l’Europe à écouter les préoccupations populistes des électeurs. Ses propos sont une preuve supplémentaire que l’alliance transatlantique, et plus largement le projet européen, sont attaqués de l’intérieur, par des dirigeants et des mouvements déterminés à réviser l’ordre mondial à leur avantage.
Depuis plus de soixante-quinze ans, la relation transatlantique, incarnée par l’OTAN et divers forums de dialogue entre l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis, a constitué un pilier des démocraties libérales et des sociétés ouvertes. Cependant, l’essor de partis révisionnistes d’extrême droite en Europe, conjugué à la réélection de Donald Trump, présage d’un basculement vers une nouvelle alliance transatlantique, qui pourrait remodeler, voire démanteler, le projet européen lui-même.
Le mépris affiché par Trump envers l’UE et l’OTAN lors de son premier mandat, puis de nouveau durant la campagne présidentielle de 2024, a posé les bases d’un changement radical de la politique étrangère américaine. Ses positions trouvent un écho chez les figures influentes du courant « Make America Great Again » (MAGA), y compris parmi les magnats de la tech qui, galvanisés par ses succès électoraux, ambitionnent désormais de démanteler les régulations fiscales et normatives européennes, qu’ils perçoivent comme des entraves à l’activité de leurs entreprises.
Leur ascension a encouragé et enhardi un groupe de dirigeants européens désireux de limiter l’influence de l’UE sur leurs politiques nationales. Ils prônent un retour au nationalisme, qui rejette toute supervision supranationale en matière d’énergie, de migration, de régulation des plateformes numériques et de défense. En promouvant une souveraineté plus insulaire, ils remettent en cause les institutions mêmes qui ont assuré la stabilité et la croissance de l’Europe d’après-guerre.
Les nationalistes européens, qu’ils soient déjà au pouvoir, comme Viktor Orban en Hongrie ou Giorgia Meloni en Italie, ou en campagne pour y accéder, comme Alice Weidel en Allemagne ou Eric Zemmour en France, ont trouvé en Trump un allié puissant. Leur idéologie commune menace de briser l’alliance transatlantique pour la transformer en relations transactionnelles privilégiant les intérêts individuels au détriment de la sécurité et de la prospérité collectives.
Des deux côtés de l’Atlantique, ces partis bénéficient de ce nouveau partenariat révisionniste, fondé sur un rejet commun de la « menace intérieure » qu’ils identifient, le plus souvent, à Bruxelles. Si, par le passé, les partis d’extrême droite européens se méfiaient de l’influence américaine sur leurs mouvements populistes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les révisionnistes européens profitent non seulement de la légitimité conférée par leurs liens avec les vainqueurs de l’élection américaine, mais aussi du contrôle que leurs homologues américains exercent sur l’économie de l’attention sur les réseaux sociaux. Des figures influentes du mouvement MAGA leur ont promis un soutien explicite pour accéder au pouvoir. Elon Musk, en particulier, s’est illustré en intervenant dans les débats politiques au Royaume-Uni et en Allemagne. J. D. Vance, à Munich, s’inscrit dans la même démarche.
Relations asymétriques
En contrepartie d’un traitement de faveur de leurs alliés américains, les révisionnistes européens peuvent offrir d’opposer leur véto à des propositions émanant de Bruxelles ou d’exercer une pression sur leurs gouvernements nationaux – qu’il s’agisse des réglementations environnementales ou numériques, telle que le Digital Services Act (DSA), qui régule les grandes plateformes numériques et renforce la protection des consommateurs. Les conséquences sont profondes : l’UE est en danger. Elle n’a pu étendre son influence en matière de régulation sur l’Europe que grâce à l’assentiment tacite des Etats-Unis et sous leur parapluie de sécurité. Aujourd’hui, alors que révisionnistes européens, soutenus par le courant MAGA, contestent l’autorité de l’UE, ils menacent d’en défaire les fondements mêmes.
Cette nouvelle alliance transatlantique des révisionnistes pourra conserver les apparences de la coopération, mais ne sera pas liée par la solidarité autrefois considérée comme le fondement des relations UE-Etats-Unis et entre membres de l’OTAN. Donald Trump ne croit pas aux alliances, il croit en l’extension de son influence et de son pouvoir. Souvent qualifié de transactionnel par les observateurs, il manie en réalité des menaces d’extorsion, cimentant ainsi des relations asymétriques où il doit avoir le dessus.
L’agenda MAGA vise à transformer l’Europe en un marché vassalisé, où les réglementations sur la technologie et le climat perdent leur efficacité sous la menace de la coercition économique, et où une véritable autonomie stratégique européenne – la capacité d’agir de manière indépendante – devient une chimère. Les nationalistes européens devraient abhorrer l’idée de faire le jeu de l’Amérique, mais pour l’instant, cela ne semble pas les déranger.
Ceux qui tiennent à la survie de l’UE en tant que projet politique doivent résister à la montée du nationalisme et du révisionnisme, et s’opposer à l’ingérence américaine. Ils doivent réaffirmer avec force les valeurs et principes qui ont permis à l’UE de prospérer, même face à l’érosion du soutien américain. Comme l’a souligné avec émotion le ministre allemand de la défense, Boris Pistorius, dans sa réponse cinglante à Vance à Munich : « La démocratie doit être capable de se défendre contre les extrémistes qui veulent la détruire. »