Sur les fronts du Moyen-Orient, la Chine préfère rester en retrait

Sur les fronts du Moyen-Orient, la Chine préfère rester en retrait
الأربعاء 7 فبراير, 2024

Harold Thibault, Le Monde

Pékin considère le nouveau front au large du Yémen comme une excroissance du conflit entre Israël et le Hamas et refuse de jouer de son influence sur l’Iran, comme le lui demandent les Etats-Unis.

Il doit y avoir pour la Chine quelque chose d’aussi gratifiant qu’ironique à entendre la première puissance mondiale l’appeler à jouer de son influence auprès de l’Iran pour faire pression sur les houthistes du Yémen et les convaincre de mettre un terme à leurs attaques contre les navires commerciaux transitant par la mer Rouge. Les Etats-Unis, qui s’inquiètent de sa montée en puissance militaire et qualifient sa politique étrangère de « révisionniste », voudraient, cette fois, qu’elle en fasse plus.

Au cours de deux journées d’échanges à Bangkok, les 26 et 27 janvier, le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a demandé au plus haut diplomate chinois, Wang Yi, d’utiliser le « levier substantiel » dont disposerait Pékin auprès de Téhéran pour que les houthistes arrêtent leurs frappes. La Chine appelle bien « à cesser le harcèlement et les attaques contre les navires civils et demande à toutes les parties impliquées d’éviter d’attiser les flammes dans la zone », mais il est peu probable qu’elle s’implique bien davantage. Pas question pour elle, évidemment, de participer à la « coalition » créée par les Etats-Unis pour protéger les bateaux. Mais elle n’envoie pas non plus ses propres bâtiments de son côté, estimant plus prudent de rester en retrait.

Si les houthistes se sont engagés en janvier à ne pas viser les navires russes et chinois, après avoir frappé en décembre un porte-conteneurs de la compagnie OOCL, établie à Hongkong et donc chinoise, le fait que les tirs de missiles au large du Yémen perdurent n’en a pas moins un impact réel pour le premier exportateur de la planète. Le prix du transport d’un conteneur de Shanghaï à Rotterdam a augmenté de 169 % sur un an, selon l’indice des tarifs de fret maritime Drewry. C’est dû à la hausse des primes d’assurance et au rallongement de deux semaines du parcours des navires reliant l’Asie à l’Europe, contraints de passer par le cap de Bonne-Espérance et non plus par le canal de Suez. Cette situation affecte les livraisons chinoises, dans un contexte où la consommation intérieure est atone et où les usines cherchent à finaliser un maximum de livraisons avant les congés du Nouvel An lunaire.

Mais, pour l’heure, les conséquences économiques ne sont pas telles qu’elles contraindraient la Chine à réagir plus fortement. D’autre part, Pékin considère qu’il n’y a que des coups à prendre à s’impliquer plus directement. Hausser le ton en nommant explicitement les miliciens houthistes, par exemple, affecterait sa relation avec l’Iran qui les arme. Or la Chine la tient jusqu’à présent en équilibre avec celle entretenue avec l’Arabie saoudite. En mars 2023, le rétablissement des relations entre ces deux puissances régionales, annoncé sous égide chinoise, avait posé Pékin en grand animateur d’un monde qui ne serait plus américano-centré. Même si les cinq rounds de négociation nécessaires s’étaient tenus en Irak et à Oman, la Chine avait récolté le fruit déjà mûr, et chacun y trouvait son compte. Téhéran prouvait qu’il existe avec la Chine une autre option à l’Occident. Riyad, qui cherche à tout prix le savoir-faire nucléaire, montrait qu’il peut se détourner de Washington si celui-ci ne fait pas droit à ses demandes. La Chine, elle, donnait corps à son « initiative de sécurité globale », le leitmotiv de son président, Xi Jinping, qui prône le dialogue, le respect de la souveraineté et la prise en compte des intérêts légitimes de chacun dans la résolution des crises.

Aversion au risque
Presque un an plus tard, la situation dans cette même région s’est nettement détériorée, et la discrétion chinoise, guidée par l’aversion au risque, vaut à la Chine le reproche d’être là pour les beaux jours et de disparaître par temps orageux, laissant les Etats-Unis assumer le rôle de gendarme des océans. « Pékin joue un jeu cynique, de passager clandestin profitant de la même puissance américaine qu’il regarde avec dédain », soutiennent deux chercheurs de la fondation Carnegie dans une tribune au New York Times.

La Chine ne le voit pas sous cet angle. Pékin considère ce nouveau front au large du Yémen comme une excroissance du conflit entre Israël et le Hamas, qui, selon elle, a pour racine le soutien américain inconditionnel à Israël malgré la situation humanitaire catastrophique à Gaza. Pas question pour l’empire du Milieu, qui lit tout au regard de sa rivalité avec les Etats-Unis, d’aller dans le sens de cette politique étrangère américaine qu’elle dénonce, même si ses intérêts sont affectés.

Elle considère avoir plus à gagner à renvoyer à la question de la moralité de la position américaine. Le 8 décembre, lors du veto des Etats-Unis à une résolution de l’ONU exigeant un cessez-le-feu à Gaza, l’ambassadeur chinois aux Nations unies, Zhang Jun, dénonçait « l’extrême hypocrisie qu’il y a, à la fois à tolérer la continuation du conflit et à faire semblant de s’inquiéter de la protection des femmes, des enfants et des droits humains ».

Or la Chine est loin d’être seule à voir les choses ainsi : de l’Indonésie au Brésil en passant par l’Afrique du Sud, les opinions publiques de nombreux pays – qu’on appelle aujourd’hui « Sud global » mais qui recouvre simplement une bonne partie de la population mondiale – voient avec dégoût la poursuite de l’horreur à Gaza et l’absence de geste politique déterminant côté américain pour y mettre un terme.

Pékin espère profiter en retour de ce sentiment critique à l’égard des Etats-Unis. La République populaire a déjà théorisé le bénéfice qu’il y a pour elle à tenter de se poser en chef de file de ces pays. Lors de la Conférence centrale de travail sur la politique étrangère, sorte de grande conférence des ambassadeurs qui s’est tenue les 27 et 28 décembre 2023, Xi Jinping a rappelé aux diplomates chinois cette stratégie. La Chine, souligne le résumé officiel de la réunion, « a gagné en posture morale » et il est désormais impératif « sur les questions majeures touchant à l’avenir de l’humanité et à la direction du monde, de prendre des positions claires et fermes, de tenir l’ascendant moral international et d’unir et rallier l’écrasante majorité de notre monde ».