Syrie : comment l’Italie a joué jusqu’au bout la carte du régime de Bachar Al-Assad

Syrie : comment l’Italie a joué jusqu’au bout la carte du régime de Bachar Al-Assad
الخميس 19 ديسمبر, 2024

En juillet, Rome avait annoncé le retour d’un ambassadeur résident à Damas, devenant le premier pays de l’Union européenne et du G7 à reprendre langue avec le régime syrien aujourd’hui déchu.

Par Olivier Bonnel (Rome, correspondance). LE MONDE

Cette histoire est celle d’un pari perdu. Ces derniers mois, la politique étrangère de l’Italie vis-à-vis de la Syrie de Bachar Al-Assad avait sensiblement penché vers une normalisation avec le régime. C’était avant que tout ne vole en éclat, le 8 décembre, avec la chute du dictateur. En juillet, Rome s’était singularisé en annonçant le retour d’un ambassadeur résident à Damas, Stefano Ravagnan, responsable du dossier syrien au ministère des affaires étrangères et basé jusqu’ici à Beyrouth. L’Italie devenait ainsi le premier pays de l’Union européenne et du G7 à reprendre langue avec le régime syrien, même si le diplomate n’a jamais présenté ses lettres de créances, restant techniquement un « chargé d’affaires ».

Les signes d’un assouplissement de la diplomatie italienne vis-à-vis de Damas se sont multipliés y compris dans les enceintes internationales. Ainsi, début septembre, lors de la 57e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à Genève, le nom de l’Italie a disparu de la liste des signataires de la résolution sanctionnant Damas. Le 15 mars 2023, dans une déclaration marquant le douzième anniversaire du soulèvement du peuple syrien contre Bachar Al-Assad, l’Italie n’était déjà plus mentionnée aux côtés de la France, de l’Allemagne, des Etats-Unis et du Royaume-Uni, contrairement aux années précédentes.

Comment expliquer cette mansuétude ? « Jusqu’à l’arrivée du gouvernement [de Giorgia] Meloni [en octobre 2022], la ligne officielle était plutôt celle de la France et des autres pays européens mais, depuis, la position est devenue plutôt confuse », explique Veronica Bellintani, juriste auprès du Syrian Legal Development Programme, une ONG basée à Londres. Si Antonio Tajani, le chef de la diplomatie, répète que la politique syrienne de l’Italie se fait en coordination avec ses partenaires occidentaux et européens, Rome semble parfois vouloir faire cavalier seul.

Rome a « avancé ses pions »
Il y va ainsi du renseignement. Le 11 décembre, le quotidien britannique The Independant révélait la retranscription d’une conversation téléphonique, quelques jours avant la chute de Bachar Al-Assad, entre le chef des services secrets syriens, Hassan Luqa, et son homologue italien. « Giovanni Caravelli, chef des services de renseignement italiens, a réitéré le soutien de son pays à la Syrie et a expliqué que l’appui de la Russie à la Syrie ne pouvait être ignoré », écrit le maître espion syrien. Devant les députés italiens, mardi 17 décembre, Giorgia Meloni n’a même pas démenti la conversation téléphonique, réfutant néanmoins tout soutien au régime syrien. En 2018, déjà, l’Italie s’était attiré les foudres de ses partenaires occidentaux après la discrète visite à Rome d’Ali Mamlouk, chef de la sécurité nationale syrien, sous sanctions internationales, à l’invitation de l’Agence d’information et de sécurité externe, les services secrets italiens.

Depuis l’arrivée du gouvernement de Giorgia Meloni, l’Italie s’est signalée par son volontarisme en Syrie, en particulier en matière humanitaire. « Depuis des mois, l’Italie, au sein de l’Union européenne, demande que l’on accorde plus d’attention à la Syrie et fait pression pour réhabiliter le canal humanitaire », expliquet-on au ministère des affaires étrangères italien. En février 2023, quelques jours après le séisme qui a ravagé la région, un navire italien chargé de vivres avait accosté dans le port de Lattaquié. Pour la première fois depuis le début de la guerre civile, un pays européen envoyait de l’aide dans une région contrôlée par le régime.

En jouant la carte de cette diplomatie parallèle, Rome a tenté de gagner de l’influence en Syrie, là où d’autres en avaient perdu. « L’Italie a profité de l’affaiblissement de la France et de l’Allemagne au sein de l’Union européenne pour avancer ses pions, mais cela ne répond pas à une réelle stratégie pour le Proche et le Moyen-Orient », analyse Maria Luisa Fantappiè, responsable du programme Méditerranée-Moyen Orient à l’Istituto Affari Internazionali de Rome. Selon la chercheuse, « Rome se pense comme pionnier, mais doit faire attention à ne pas se désolidariser des mécanismes européens ».

La politique italienne en Syrie est aussi caractérisée par son activisme envers les minorités chrétiennes du pays, en écho à la diplomatie du Saint-Siège. De Damas, le nonce apostolique Mario Zenari n’a eu de cesse de demander la levée des sanctions internationales qui pèsent sur le peuple syrien. Si le diplomate du Vatican est resté à distance des instrumentalisations politiques, ce n’est pas le cas de nombreux responsables chrétiens syriens compromis avec un régime baasiste qui s’est toujours targué d’être le protecteur des minorités face aux groupes djihadistes. L’argument a pu porter aux oreilles des diplomates italiens. « Qu’ils soient maronites, gréco-catholiques ou [de rite] arménien, de nombreux évêques syriens ont fait leurs études à Rome, ce qui crée un lien inévitable », rappelle Camille Eid, docteur en arabe de l’université de Milan-Bicocca et bon connaisseur du dossier syrien.

Le 11 décembre, lors d’une conférence au ministère des affaires étrangères, Antonio Tajani expliquait que la protection des communautés chrétiennes de Syrie restait une « priorité » de la politique extérieure de son pays. « Giorgia Meloni et Antonio Tajani s’adressent aux Italiens comme s’ils étaient les défenseurs des chrétiens de Syrie, mais ils n’ont pas compris que ce n’est pas ce que veut la société civile syrienne, explique Veronica Bellintani, du Syrian Legal Development Programme. Les chrétiens veulent être avant tout considérés comme des citoyens et non comme des minorités séparées. »

Dans la nouvelle équation syrienne, dominée par le groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), Rome cherche encore sa voie. « L’Italie doit jouer la prudence et bien calibrer ses engagements, averti Maria Luisa Fantappiè, au risque de se faire manipuler par les nouvelles autorités syriennes. » Et de perdre un autre pari.