Malgré le maintien partiel de lourdes sanctions économiques sur Damas, les premiers investisseurs reviennent dans le pays depuis la chute du régime de Bachar el-Assad.
Par Apolline Convain, Damas. LE FIGARO.
« Il existe en Syrie des projets et opportunités introuvables dans les pays aux marchés saturés. Elle constitue un laboratoire extraordinaire pour tester de nouvelles idées », s’enthousiasme le docteur Sinan Hatahet, ce mercredi 16 avril, lors d’une conférence nommée « Solutions et modèles pour investir dans une Syrie sous sanctions ». Devant un parterre d’hommes d’affaires, d’experts et de diplomates, notamment français, le directeur du fonds Invest for Syria n’a qu’un objectif : faire de la Syrie le nouvel eldorado des investisseurs étrangers et syriens de la diaspora. Et il n’est pas seul.
L’événement, bien que symbolique, incarne l’attraction du marché syrien pour les businessmen. Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad il y a près de cinq mois, ces derniers défilent dans les halls des palaces damascènes et dans les bureaux du ministère de l’Économie. Jeudi dernier, un contrat a été signé avec le groupe français CMA-CGM, en présence du président par intérim Ahmed al-Chareh, pour développer et exploiter pendant trente ans le port de Lattaquié.
La Syrie se trouve encore sous le Caesar Act, adopté en 2019 par les États-Unis, qui interdit toute transaction financière effectuée avec le gouvernement syrien et ses agences, sous peine de sanction. Cet ensemble de lois, qui visait à punir uniquement le régime de Bachar el-Assad, empêche, dans la pratique, la plupart des transferts d’argent vers la Syrie et l’utilisation du dollar américain pour investir dans ce pays. Une situation qui ne semble cependant pas décourager certains investisseurs. «Plus de 250 entreprises sont déjà revenues en Syrie depuis la chute du régime, se réjouit le docteur Ayman Hamuya, président de l’Agence syrienne d’investissement, rattachée au ministère de l’Économie. Nous recevons par ailleurs de nombreuses candidatures d’entreprises, dont nous sommes en train d’étudier les offres.» Des sociétés majoritairement basées en Turquie, dans les pays du Golfe, en Égypte et en Jordanie, mais également dans l’Union européenne.
Alors que la levée des sanctions est souvent évoquée comme une condition sine qua non au retour des entreprises en Syrie, comment s’explique une telle dynamique ? «La levée des sanctions va prendre au minimum un an, et elle est remise en question par l’arrivée au pouvoir de l’Administration Trump. Dans le même temps, on peut trouver des moyens d’investir (légalement, NDLR) en Syrie», avance Mahmoud Toron, homme d’affaires syrien de retour à Damas après des années passées à Londres, Istanbul et Dubaï. «Les investisseurs peuvent faire des transactions en fonds personnels, via des banques étrangères présentes en Syrie, ou bien faire des demandes de licences auprès du Trésor américain», poursuit celui qui multiplie les rencontres avec le nouvel exécutif syrien. Les licences spécifiques permettent d’effectuer des transactions et des investissements officiellement interdits par les sanctions. C’est par ce biais que l’entreprise allemande Siemens a obtenu l’autorisation de remettre en charge et d’exploiter la centrale électrique de Der Ali, localisée à Damas, dans le cadre d’un contrat d’un montant de 50 millions de dollars, financé par les Nations unies. L’entreprise devrait également opérer dans la centrale de Tayyim à Deir-ez Zor, selon une source diplomatique allemande, citée par Mahmoud Toron.
«S’il existe en Syrie des moyens d’investir de manière indirecte, cela reste compliqué pour de grands projets, qui ne peuvent s’établir dans le pays qu’avec l’obtention d’une licence», nuance l’économiste. La majorité des investissements concernent donc actuellement des sociétés de taille moyenne. Pour encourager et accompagner ces dernières, les initiatives, telles que le fonds Invest in Syria fleurissent. Fondé il y a deux ans et demiet fort de 1000 employés, il vise à aider les investisseurs à naviguer dans l’écosystème financier syrien. «Nous faisons des études de faisabilité, des analyses sécuritaires, légales et commerciales pour s’assurer que les investisseurs ne seront pas sanctionnés. On valide aussi les business models et nous conseillons sur la logistique des importations et exportations dans un contexte de sanctions», explique le docteur Sinan Hatahet, directeur général du fonds. Depuis sacréation, cette structure a financé sept investissements d’une valeur de 660000 dollars, dans des secteurs tels que la logistique, l’informatique, l'agriculture et l’apprentissage des langues.
Cet accompagnement se révèle d’autant plus essentiel que le marché syrien comporte, au-delà des sanctions, de nombreux obstacles. «Le principal est l’instabilité politique. La Syrie se trouve encore dans une phase de transition, ce qui donne peu de visibilité sur l’avenir. Le deuxième problème concerne les réglementations, car elles sont en cours de réforme et évoluent quotidiennement», explique Sinan Hatahet. Une problématique dont l’exécutif a bien conscience et dont il se saisit. L’agence d’investissement travaille actuellement à la mise à jour de la réglementation et devrait rendre public le nouvel ensemble de lois «d’ici à quelques semaines». Elle promet une«politique de marché libre comme celle qui a été mise en place dans la région du nordest contrôlée par HTC depuis 2017».
Malgré cette instabilité, Sinan Hatahet insiste sur le potentiel du marché syrien. «Si on arrive à trouver des solutions ingénieuses, il y a un marché énorme à exploiter de manière légale. L’économie va connaître une croissance énorme dans les dizaines d’années à venir.» Ce dernier évoque en particulier le secteur de la fintech :«Nous observons beaucoup d’investissements dans la tech. Ces solutions sont très intéressantes, parce qu’elles peuvent offrir des solutions de paiement qui contournent les sanctions, et cela constitue un marché qui n’existe pour l’instant pas en Syrie.»
Alors que le pays sort exsangue de treize ans de guerre civile, le nouvel exécutif syrien a bien conscience de la nécessité d’attirer les investisseurs étrangers. Le coût de la reconstruction est estimé à 900 milliards de dollars, selon la Ligue arabe. Les besoins sont colossaux dans tous les domaines, en particulier la reconstruction, l’énergie, les transports, l’agriculture et l’industrie. Le taux de pauvreté s’élève aujourd’hui à 90% en Syrie selon le Programme des Nations unies pour le développement, tandis que le PIB a chuté de 54% entre 2010 et 2021, selon la Banque mondiale. Afin de répondre à l’ampleur de cette crise humanitaire, la Syrie atout récemment participé aux réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale, une première en vingt ans. La déclaration qui a suivi fait état d’une «large reconnaissance des défis urgents auxquels fait face l’économie syrienne et d’un engagement collectif à soutenir les efforts de redressement et de développement déployés par les autorités».