La formation islamiste doit asseoir son autorité dans la capitale syrienne, très différente de la ville conservatrice à majorité musulmane d’Idlib où elle a réussi à développer une administration civile efficace. Le tout sans s’aliéner les minorités et les capitales occidentales.
Par Hélène Sallon (Damas, envoyée spéciale). LE MONDE
Le bureau du gouverneur de Damas bruisse comme une ruche, dimanche 15 décembre au matin, au premier étage d’un immeuble au centre de la capitale syrienne gardé par un combattant armé. En habitués des lieux, les anciens employés du gouvernorat, revenus à leur poste après la chute du dictateur syrien Bachar Al-Assad, une semaine plus tôt, préparent l’arrivée du gouverneur fraîchement nommé par Hayat Tahrir Al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant, ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie), nouveau maître du pouvoir en Syrie.
Ils lavent les sols et retirent quelques tableaux défraîchis. Ils accueillent les administrés, venus déclarer un problème de voisinage ou demander un service. Dans la cuisine, les employés papotent en fumant des cigarettes, pendant que le café bout sur la gazinière. L’équipe du gouverneur l’attend de pied ferme. Les anciens employés, dont certains ont plus de trente ans de service, s’entretiennent avec ceux qui viennent d’être détachés du gouvernement de salut installé par HTC à Idlib, son fief dans le nord-ouest du pays. Le gouverneur arrive, vêtu d’un costume trois pièces bleu marine et de chaussures vernies, la barbe longue soigneusement taillée.
Maher Marwan s’installe sur le canapé ocre du bureau richement ornementé de style damascène. Natif de la vieille ville de Damas, l’homme de 42 ans y revient pour la première fois douze ans après voir fui la répression du régime Al-Assad. Il est un pur produit de l’administration que la formation islamiste a mise en place pour gérer la province d’Idlib. Formé en droit islamique et en gestion administrative, il a occupé des fonctions au sein des ministères des awqaf (biens religieux) et du développement local de HTC.
Il est l’un des nombreux cadres que la formation islamiste a envoyés dans les administrations de la capitale syrienne pour assurer la transition entre l’ancien régime d’Al-Assad et les nouvelles autorités qui devraient être mises en place à l’issue d’élections qu’Ahmed AlCharaa, le chef de HTC anciennement connu sous son nom de guerre d’Abou Mohammed Al-Jolani, a promis d’organiser d’ici trois mois. Maher Marwan connaît cette province multiconfessionnelle de quatre millions d’habitants, très différente de la ville conservatrice à majorité musulmane d’Idlib où le groupe HTC a développé une administration efficace.
Le HTC entend doter la capitale syrienne d’une administration « plus fonctionnelle » que l’ancien régime dans la fourniture de services, qui a fait ses preuves à Idlib. « J’ai retrouvé Damas dans le même état qu’elle était quand je l’ai quittée, dégradée, sans aucun projet de développement », dit le nouveau gouverneur. A sa prise de fonction, Maher Marwan a rencontré son prédécesseur pour « écouter ses conseils ». « Je n’ai rien appris de lui, c’était inutile. Il était plus occupé à ses relations avec l’Etat et les services de sécurité », dit-il.
PRESSION FORTE DES RADICAUX
« Abou Mohammed Al-Joulani est un politique. Il sait être transactionnel, mais il a plusieurs contraintes, analyse Patrick Haenni, chercheur invité à l’Institut universitaire européen de Florence. Il a gagné une révolution contre tous et a pris seul le pouvoir. Il a une instabilité maximale à gérer donc il s’appuie sur les gens en qui il a confiance, qui lui sont loyaux. Il subit une pression forte des radicaux et une forte visibilité des djihadistes. Son but premier est de consolider son contrôle. A ce stade, l’inclusivité n’est pas à l’ordre du jour, ce qui passe mal à l’international. »
A la tête du gouvernement de transition, Ahmed Al-Charaa a nommé Mohamed Al-Bachir, un technocrate issu des Frères musulmans, qui a été ministre du développement local et l’homme de contact avec les Nations unies lors du séisme de février 2023. Les onze ministres du gouvernement de salut d’Idlib ont été reconduits dans son gouvernement intérimaire. Il n’y a que des hommes, sunnites. « Il n’y a pas de ministre des affaires étrangères, ni de l’intérieur ni de la défense, ce qui suppose que ces fonctions régaliennes sont assumées par Jolani lui-même, dit Jihad Yazigi, rédacteur en chef de la lettre d’information Syria Report. Il va devoir déléguer une part de ses responsabilités, car la Syrie est plus complexe à gouverner qu’Idlib. Elle a des relations d’Etat à Etat, des ports et aéroports à gérer. »
Ce manque d’ouverture suscite aussi des craintes en interne, notamment des minorités religieuses. L’ambiguïté que la formation islamique entretient sur l’application de la charia, la loi islamique, ajoute à ces craintes. « Aux dirigeants chrétiens, il a parlé d’Etat civil charique, ce qui n’est pas très clair. HTC a tout son bagage idéologique et est confronté à une société plus diverse qu’à Idlib. S’il cherche à imposer la charia, on va entrer dans une zone de turbulences », estime Jihad Yazigi. Le nouveau gouverneur de Damas balaie, lui, ces inquiétudes d’un geste de la main. « La charia n’est pas appliquée à Damas (…). Nous sommes un pays qui a sa propre identité, mais regardez, vous pouvez être habillés ici comme bon vous semble », dit-il.
« ASSURER LA STABILITÉ SOCIALE »
Maher Marwan s’est fixé une feuille de route pendant la période de transition. « Nous ne sommes pas des magiciens. Ma mission sera davantage de déblayer des ruines que de construire. Notre priorité est de garantir la continuité du travail dans toutes les municipalités, d’assurer la stabilité sociale et la fourniture de services, ainsi que de collecter toutes les informations sur Damas et la Syrie pour mettre sur pied un plan de développement sur deux à cinq ans », dit-il.
Les employés, dont nombreux sont alaouites – une secte dissidente du chiisme à laquelle Bachar Al-Assad appartient –, ont été invités à revenir travailler. « On dit Abou Mohammed Al-Joulani influencé par l’effondrement de l’Etat irakien (en 2003), donc il veut garder l’appareil d’Etat baasiste », dit Jihad Yazigi. Cette formation, au pouvoir depuis plus de cinquante ans, a annoncé le 11 décembre la suspension, jusqu’à nouvel ordre, de ses activités. Les dossiers des employés seront étudiés au cas par cas, promet le gouverneur de Damas, qui dit avoir demandé à la direction de HTC d’augmenter les salaires de 300 %. Abou Mohammed Al-Joulani s’y est engagé.
« Les employés sont payés 20 dollars [19 euros] en moyenne alors qu’à Idlib, un balayeur gagne 100 dollars. Comment les gens peuvent-ils vivre avec cela ? Le régime syrien a instillé la vengeance et la criminalité entre les gens mais aussi les dysfonctionnements, la corruption et la paresse », dit le gouverneur. Il est question de rationaliser l’appareil d’Etat qui emploie 1,7 million d’employés sans compter les forces de sécurité.
Rétablir l’ordre et rebâtir les forces de sécurité est une priorité de la nouvelle administration islamiste. A la chute du régime, le chaos a régné pendant plusieurs jours dans les rues de Damas et les régions reconquises au clan Al-Assad. Diverses factions armées en ont profité pour se déployer. Des dépôts d’armes ont été pillés par des jeunes et des gangs de quartier. La formation islamiste a lancé un appel pour que les armes soient restituées. Le 14 décembre, Ahmed Al-Charaa a annoncé que le ministère de la défense allait dissoudre toutes les factions armées, dont HTC, pour fonder une nouvelle armée sur la base de la conscription volontaire, et qu’aucune arme ne serait tolérée hors du contrôle de l’Etat.
La police est vouée à remplacer les factions armées. Actuellement, dans les rues de Damas, seuls quelque 400 policiers du gouvernement de salut d’Idlib, en chemise violette, sont postés aux carrefours de la ville pour faire la circulation. « Le nombre de policiers dont nous disposons n’est pas suffisant. Nous allons revoir les dossiers de tous les anciens policiers pour voir qui est qualifié, qui n’a pas de passé criminel. C’est un sujet très sensible car les gens ont développé une peur de la police et de l’Etat », dit le gouverneur de Damas.
Il reste à la direction de HTC de trouver les moyens de financer la restructuration de l’Etat. Et ce d’autant plus que le nouveau gouvernement entend réduire les innombrables taxes et impôts que l’ancien régime ponctionnait aux habitants et aux commerçants. La formation islamiste a informé les fédérations des chambres de commerce qu’elle actait la fin du contrôle des prix. « On n’a pas d’aide étrangère pour le moment, mais on communique avec les pays étrangers et on construit de bonnes relations, même avec les Russes qui étaient à un certain point notre ennemi », assure le gouverneur de Damas. La Turquie et le Qatar, soutiens de HTC, pourraient apporter une aide. Le soutien occidental sera conditionné à une transition démocratique et ouverte.
Après avoir annoncé une révision de la Constitution, le chef de HTC a promis que des comités, comprenant des experts, seraient formés à cette fin. L’homme s’est déjà déclaré candidat à la présidence pour le scrutin promis d’ici à mars 2025. « Le nouveau pouvoir devra clarifier rapidement sa ligne idéologique. Il y a un vieux fond radical qu’il faudra réprimer, sinon il va s’aliéner les Damascènes, la classe d’affaires et la communauté internationale, en plus des minorités. Il doit être thermidorien, parier sur la majorité silencieuse et faire taire les minorités agissantes les plus radicales », estime Patrick Haenni.