POLÉMIQUE
Le leader du PSP a reproché hier au Premier ministre de se plier aux desiderata de Gebran Bassil et, indirectement, du régime syrien.
Après avoir observé une certaine retenue à l’égard du compromis présidentiel unissant le Premier ministre Saad Hariri au ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, le chef du Parti socialiste progressiste (PSP), l’ancien député Walid Joumblatt est sorti hier de son silence pour critiquer vertement le premier et rompre la trêve avec le second. Celle-ci avait été consentie à la suite d’un accord avec le président de la République en juillet 2018, au lendemain de législatives troublées par les discours ultrachrétiens du Courant patriotique libre dans le Chouf et leur hostilité à l’égard de la réconciliation druzo-chrétienne de la Montagne de 2001, acte fondateur de la lutte contre l’hégémonie syrienne au Liban.
La formation du gouvernement il y a quatre jours aura cristallisé ce qu’il y a de pire dans le partenariat Hariri-Bassil aux yeux de ceux qui s’y opposent : un partenariat d’affaires jugées douteuses et qui, plutôt que de recentrer Gebran Bassil, allié du Hezbollah sur les questions stratégiques, a ramené vers lui Saad Hariri.
La conférence de presse de Gebran Bassil samedi dernier, à l’issue de la première réunion de son groupe parlementaire après la formation du gouvernement, a révélé le déséquilibre des rapports entre lui et le Premier ministre, condamné hier par Walid Joumblatt à l’issue d’une réunion exceptionnelle de la Rencontre démocratique (groupe parlementaire du PSP) à Clémenceau.
Dans son point de presse, Gebran Bassil avait expliqué la genèse du cabinet en mettant en avant ses décisions, et décrit une feuille de route incluant des dossiers-clés comme le dossier des réfugiés syriens.
Sur la forme, Walid Joumblatt a relevé un empiètement flagrant sur les prérogatives du Premier ministre – et tiré la sonnette d’alarme face à une violation de l’accord de Taëf – avec une large permissivité de Saad Hariri. Sur le fond, il a mis en garde contre le regain d’influence de Damas que la composition du cabinet, telle que souhaitée par Gebran Bassil, a rendu possible.
Sauvegarde de Taëf
Walid Joumblatt s’est donc désolé d’abord de « l’unilatéralisme avec lequel le cabinet a été formé en la quasi-absence d’un pilier des accords de Taëf, à savoir la présidence du Conseil ».
La veille, a poursuivi le leader druze, M. Bassil « a paru brosser les grandes lignes de la déclaration ministérielle et la feuille de route en vue, sans consulter personne, ce qui est une violation de Taëf. C’est jouer avec le feu, qui aboutirait à un grand déséquilibre, que nous ne sommes pas prêts à accepter », a-t-il dit. Il a annoncé une tournée en vue d’une délégation du PSP auprès de la présidence du Conseil, la présidence de la République et la présidence de la Chambre pour savoir « où en est Taëf » à ce stade, avec le « souhait » d’obtenir une « réponse claire » du Premier ministre, dont le père est considéré comme le parrain de ce texte. « Et si, avec la manière dont il a été traité, il veut renoncer à Taëf, ce sera le signe d’une grave crise pour le pays », a conclu Walid Joumblatt sur ce point.
Son attachement à Taëf serait avant tout un attachement à la parité islamo-chrétienne que ce texte instaure et qui inclut les druzes dans cet équilibre (avec les musulmans), au même titre que les autres communautés, comme l’explique en substance l’analyste politique Makram Rabah. Or, il s’opère un glissement vers la répartition par tiers, scindant la part laissée aux musulmans en deux parties, sunnite et chiite, tandis que la représentation chrétienne se trouve elle aussi polarisée par deux partis politiques principaux, le CPL, et sur leurs pas, les Forces libanaises (FL) qui estiment avoir seuls la légitimité de représenter leur communauté. Ni les FL (otages du discours aouniste anti-Taëf), ni le courant du Futur de Saad Hariri (adepte du laisser-faire jusqu’à nouvel ordre) ne sont des alliés du PSP sur ce point.
La réponse de Hariri
Le président du Conseil a prestement répondu hier dans un communiqué à Walid Joumblatt sans le nommer, chose inédite depuis le début du mandat Aoun. « Il est utile de prendre conscience que la présidence du Conseil, gardienne de Taëf et des prérogatives que lui donne la Constitution, n’est pas un bouc-émissaire et n’a pas de leçons à recevoir », selon le communiqué, qui dénonce une tentative d’entraver la marche du cabinet en « falsifiant des faits relatifs à la déclaration ministérielle ». Un communiqué qui était prêt avant même la fin de la réunion du groupe Joumblatt, estiment les milieux proches de ce dernier.
L’ombre de Damas
S’agissant de la résurgence de Damas sur la scène libanaise, Walid Joumblatt a fustigé l’attribution du ministère d’État pour les Affaires des réfugiés à Saleh Gharib, nommé par le chef de l’État, Michel Aoun, et validé par l’émir Talal Arslane, le principal rival du PSP sur la scène druze et allié du président. Le problème, selon les milieux du PSP, n’est pas tant le choix de Saleh Gharib que la nature du ministère qui lui a été attribué : ôter au Premier ministre le portefeuille des réfugiés en l’incluant dans la quote-part du chef de l’État, c’est légitimer la position du CPL sur ce dossier. Une position synchronisée avec Damas, qui appelle – ne serait-ce que dans la forme – à un retour des réfugiés indépendamment de toute solution politique.
« La nouvelle alliance a imposé un ministre aux Affaires des réfugiés à coloration syrienne, mais nous mènerons le combat, parce que nous ne renoncerons pas à la protection des réfugiés syriens au Liban, ni ne nous laisserons entraîner par les desiderata de l’équipe syrienne au sein du ministère de les envoyer en Syrie pour être massacrés ou torturés », a affirmé Walid Joumblatt.
On notera que ceux qui œuvraient à contre-courant du CPL sur ce dossier ont été contraints à la démission au lendemain de la formation du cabinet.
Pour une source du PSP, « le pays a été livré à Damas et à Gebran Bassil », le désintérêt de l’Arabie à l’égard du Liban n’aidant pas à renforcer la posture de Saad Hariri. Walid Joumblatt est seul à ne pas perdre de vue les enjeux du conflit syrien et la nécessaire rupture avec le régime. Réussissant plus ou moins à y sensibiliser Saad Hariri, le leader druze compterait sur la base sunnite plus que sur son leadership pour le soutenir sur cette voie, selon une source proche du PSP. L’hostilité de Walid Joumblatt à l’égard de Damas ne compromet pas, jusqu’à nouvel ordre, sa trêve avec le Hezbollah.
La corruption
La position isolée de Walid Joumblatt sur des questions stratégiques n’est pas sans prix. Aussi, les milieux du PSP s’interrogent sur le timing de l’ouverture de l’enquête disciplinaire avec plusieurs officiers des Forces de sécurité intérieure, dont le colonel Waël Malaeb. « Je n’ai pas de problème avec la loi (…) mais puisse le général Imad Osman (directeur des FSI) mener une enquête avec tous les corrompus », a dit Walid Joumblatt, laissant entendre que cette enquête, indépendamment de son bien-fondé, est de nature vindicative (liée au maintien de l’Industrie aux mains du PSP). Et de préciser dans deux tweets successifs : « Ils se vengent de nous en écartant le colonel Malaeb, mais sont impuissants devant le chaos à l’aéroport », puis « la corruption a disparu par magie, et avec elle le portefeuille de la Lutte contre la corruption ».
Gebran Bassil lui a répondu en soirée depuis Bruxelles, lors d’une rencontre avec la diaspora : « Si chaque poursuite de personnes corrompues sera considérée comme une atteinte à la communauté (dont il est issu) ou au leader (dont il répond) cela veut dire qu’aucun corrompu n’aura de comptes à rendre. »
Sandra NOUJEIM | OLJ 04/02/2019