La Cour internationale de justice a démarré la procédure qui doit l’amener à statuer sur la légalité de la présence israélienne en Cisjordanie, conformément à une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée en décembre 2021.
Par Benjamin Barthe et Stéphanie Maupas - Le Monde
La procédure est discrète mais elle suscite déjà des remous et pourrait déboucher, en 2024, sur une décision retentissante. Depuis le début de l’année, la Cour internationale de justice (CIJ), l’organe onusien chargé d’arbitrer les différends interétatiques, planche sur le dossier ultrasensible de l’occupation des territoires palestiniens par Israël. La saisine des juges de La Haye découle d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, adoptée le 30 décembre 2022, par 87 Etats, avec 53 abstentions et 26 votes contre.
La Cour doit se prononcer « sur les conséquences juridiques de la violation par Israël du droit des Palestiniens à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation, et de son annexion prolongée du territoire palestinien depuis 1967 ». En d’autres termes, les magistrats sont chargés de statuer sur la légalité de l’occupation israélienne, cinq-six ans après son démarrage. L’avis des juges n’est pas contraignant mais leur voix porte. « C’est le cauchemar des Israéliens que cette question soit désormais entre les mains de la justice internationale », confie un diplomate européen.
Les Etats parties à la CIJ ont eu jusqu’au 25 juillet pour déposer, s’ils le souhaitaient, un mémoire écrit. Cinquante-quatre pays, dont les cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU, et trois organisations internationales (l’Union africaine, la Ligue arabe, et l’organisation de la Conférence islamique) se sont exprimés. Ces contributions seront rendues publiques au démarrage des audiences, qui auront lieu à La Haye, dans quelques mois. L’avis des juges n’est pas attendu avant l’été, voire la fin de l’année prochaine.
Selon les informations du Monde, recueillies auprès de sources impliquées dans la procédure, la grande majorité des mémoires écrits reconnaissent la compétence de la Cour. C’est le cas de celui déposé par la France. Alors que Paris s’était abstenu lors du vote à l’Assemblée générale, le texte d’une vingtaine de pages, élaboré par le Quai d’Orsay, « réaffirme le caractère illégal de la colonisation, rappelle les obligations légales de l’occupant dans les territoires occupés, y compris à Jérusalem-Est, et constate le risque d’une annexion par le fait accompli », a précisé au Monde une source proche du dossier.
Seule une dizaine de mémoires sur cinquante-sept contestent la saisine de la CIJ, notamment celui du Royaume-Uni. Dans un document de quarante-trois pages, dont Le Monde a pris connaissance, Londres soutient que la Cour n’a pas les moyens de traiter d’une question aussi complexe, d’autant plus qu’Israël n’y a pas consenti. Le Royaume-Uni considère en outre que rendre un tel avis juridique serait en contradiction avec les accords d’Oslo et certaines résolutions de l’ONU.
« Politisation du droit »
La position du Royaume-Uni, révélée initialement par The Guardian, a suscité de vives critiques côté palestinien. « C’est laid, c’est triste et c’est grossier », déplore Raji Sourani, du Centre palestinien pour les droits de l’homme, joint par téléphone à Gaza. « Pourquoi assiste-t-on à une telle politisation du droit international ? Nous ne prenons pas les armes. Nous demandons juste un statut légal. »
Le Canada a adopté une position similaire à celle du Royaume-Uni, mais le dit en seulement six pages. Pour Ottawa, l’avis de la Cour « risque d’éloigner plus encore les parties d’une résolution juste et durable du conflit ». Le professeur canadien Mark Kersten, spécialiste de justice internationale, voit dans ce positionnement un calcul politique. « Le Canada continue ainsi de favoriser ses relations avec l’Etat israélien. Elles sont très étroites et c’est très bien. Mais ces bonnes relations pourraient aider à résoudre le conflit et ce n’est pas le cas. Il est difficile de comprendre pourquoi une telle relation doit conduire à affaiblir la justice internationale. »
Les Etats-Unis ont répondu sur une centaine de pages, signalent plusieurs sources. Le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, avait été interpellé en juin par un groupe de sénateurs qui lui demandaient de fournir une longue et solide plaidoirie en faveur d’Israël. Selon plusieurs sources, l’Etat hébreu aurait aussi remis « une très courte » réponse à la Cour.
Israël s’est toujours opposé à cette procédure dont la genèse remonte à septembre 2021. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, avait adressé alors un ultimatum à Israël, menaçant de saisir cette Cour – très respectée sur le plan diplomatique – si l’occupant ne se retirait pas des territoires palestiniens dans l’année. Un an après, la commission établie par l’ONU en 2021 pour enquêter sur les violations des droits humains en Israël et dans les territoires palestiniens suggérait que l’Assemblée générale demande une opinion juridique à la CIJ.
La représentation isrélienne à l’ONU a exhorté les délégations à voter contre la résolution, arguant que celle-ci « diabolise Israël et exonère les Palestiniens de toute responsabilité dans la situation actuelle ». Le délégué israélien a ajouté qu’une saisine de l’institution « décimerait toute chance de réconciliation entre Israël et les Palestiniens ». Un argument qui passe sous silence le refus de la coalition d’extrême droite actuellement au pouvoir en Israël de démarrer des négociations avec l’Autorité palestinienne sur la base du droit international. Les Etats-Unis, l’Australie, le Canada, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni ont voté contre, Londres affirmant que l’initiative « n’aidera pas les parties à revenir au dialogue ».
« Annexion de facto »
Juridiquement, l’une des questions centrales de cette affaire portera sur la durée de l’occupation. Dans son rapport d’octobre 2022, la commission d’enquête de l’ONU, dirigée par la juge sud-africaine Navanethem Pillay, a jugé qu’« il existe des motifs raisonnables de conclure que l’occupation israélienne du territoire palestinien est désormais illégale au regard du droit international, en raison de sa permanence et des politiques d’annexion de facto du gouvernement israélien ».
En droit international, l’occupation d’un territoire n’est pas en elle-même illégale. Mais selon la quatrième convention de Genève, une occupation ne peut être que provisoire, liée à une urgence militaire précise. L’occupant doit en outre veiller au bien-être de la population occupée et a l’interdiction de transférer sa population dans les territoires occupés.
La CIJ s’était une première fois prononcée sur le conflit israélopalestinien, en rendant un avis juridique, le 9 juillet 2004, sur le mur de séparation construit par Israël à l’intérieur des territoires occupés. Les juges l’avaient déclaré illégal et avaient ordonné son démantèlement. Une décision que les Etats parties avaient l’obligation « de faire respecter par Israël ». Cet avis avait été ignoré, aussi bien par Israël que par ses partenaires occidentaux.
Les Palestiniens n’ont pas oublié cette déception. Ils misent toutefois sur le prestige de la Cour et la gravité de la question qui lui est soumis pour redonner du souffle à leur cause. Une décision des juges en leur faveur conférerait un poids supplémentaire aux voix, déjà nombreuses, qui considèrent que les Palestiniens sont soumis à un régime d’apartheid.
D’ordinaire, lorsque la CIJ sollicite l’opinion des Etats parties sur un contentieux entre deux pays, elle reçoit une dizaine de contributions. Le fait qu’elle en ait reçu cinquante-sept cette fois-ci, un record depuis sa création en 1945, constitue déjà une petite victoire pour les Palestiniens. C’est la démonstration que cette question, quoiqu’on puisse en dire dans certaines chancelleries occidentales, demeure centrale sur la scène internationale.