The Line, ville futuriste sous tension

The Line, ville futuriste sous tension
الثلاثاء 27 مايو, 2025

Dans le désert saoudien, le plus ambitieux projet urbain jamais imaginé par l'homme donne vie aux pires clichés des romans d'anticipation. Le chantier a démarré. Survivra-t-il à sa démesure ?

Par Paul Molga. Les Echos

Aiman Al-Mudaifer sauvera-t-il The Line, l'utopie urbaine du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane? Nommé il y a quelques jours à la présidence de Neom, projet architectural le plus démentiel imaginé depuis la construction des pyramides, cet ingénieur déjà à la tête du portefeuille d'investissement immobilier du royaume anticipe « une accélération des projets » de l'entreprise, selon le communiqué officiel publié par son conseil d'administration. Depuis novembre, Mudaifer assurait l'intérim de ce chantier titanesque après la démission de Nadhmi Al-Nasr censée éteindre plusieurs scandales, financiers et humains, qui ont entaché sa gestion. Sur le papier, The Line s'apparente à la vision qu'eut Louis XIV en projetant de faire d'un simple relais de chasse perdu dans la forêt versaillaise une vitrine de la toute-puissance royale. Imaginée comme une révolution civilisationnelle, cette ville linéaire de 170 kilomètres de long, érigée dans la province de Tabouk (au nord-ouest de l'Arabie saoudite), promet à ses 9 millions de résidents (le quart de la population actuelle du pays) une existence débarrassée des routes et des voitures, entre deux murs d'enceinte démesurés de 500 mètres de haut réfléchissant les étendues désertiques de sable comme une impression de mirage.

Dans ces ombres rafraîchies par une végétation luxuriante, se dessinera une Silicon Valley moyen-orientale au carrefour des routes maritimes de la mer Rouge, bourrée d'IA pour la piloter, d'énergies renouvelables pour l'alimenter et de moyens de transport révolutionnaires pour y circuler. Dans son prolongement seront construits une station de ski (!), un gratte-ciel de quasiment deux kilomètres de hauteur (!) sur lequel travaille l'architecte britannique Norman Foster, et de nombreux complexes hôteliers et touristiques le long de la côte. Bref: The Line promet d'être la plus grande et la plus ambitieuse construction jamais édifiée sur notre planète.

Depuis les premiers coups de pioche en 2021, ce fantasme métropolitain s'accompagne autant de promesses que de doutes. D'abord à cause de son coût, littéralement astronomique à l'été 2024, le conseil d'administration de Neom-du grec "neo" (<nouveau) additionné de la lettre M pour mostaqbal (futur en arabe) - chiffrait le montant total du projet jusqu'à son achèvement en 2080, à 8.800 milliards de dollars, 25 fois le budget annuel du pays. Rien que pour sa première phase, prévue d'ici dix ans, l'investissement se monterait à 370 milliards de dollars, dont 50 auraient déjà été dépensés pour les premiers travaux d'aménagement logistiques monumentaux, révélé il y a un mois par le directeur des opérations de The Line, Giles Pendleton, sur son compte LinkedIn.

Voilure réduite
Prises du ciel, ses images révèlent une tran-ché d'ampleur en partiellement bétonnée qui taille le désert d'un trait se perdant dans les brumes de chaleur, des forêts de grues, d'immenses champs d'éoliennes, plusieurs infrastructures ouvrières et les quais déjà bien dessinés d'un port en eau dans le golfe d'Aqaba tracé par le studio d'architecture danois BIG, un des nombreux opérateurs occidentaux sollicités pour la réalisation de cette démesure mobilisant plus de 100.000 travailleurs. On construit progressivement, en fonction de la population à accueillir, avec un objectif de 1 million d'habitants en 2030, répond le maître d'œuvre à ses détracteurs qui voient de mauvais augure la récente annonce de Neom de réduire à seulement 2,4 kilomètres la première phase du chantier.

Démesuré? Comparativement, la construction en 1960 de Brasília, la capitale administrative du Brésil, avait absorbé 10% des richesses totales du pays (son produit national brut, PNB), soit l'équivalent actuel de 140 milliards de dollars. Pour financer ces travaux, le gouvernement avait fait marcher la planche à billets, entraînant une inflation record et une instabilité politique qui avait précédé le coup d'Etat militaire de 1964 et ses deux décennies dictatoriales. Plus actuel, le déménagement à venir de la capitale indonésienne Jakarta, gagnée par les eaux, à Kalimantan, dans une région forestière plus vaste, devrait coûter environ 33 milliards de dollars selon les autorités du pays qui prévoient de faire supporter 80% de l'investissement par des fonds privés.

Un vieux rêve d'architectes
The Line emprunte son concept aux idées alors futuristes de la Cité radieuse de Le Corbusier qui concentre à la verticale un village entier - ses logements, ses loisirs, ses services, voire son travail pour certains - dans un bloc de béton segmenté par fonctions. Un métro permettra les déplacements locaux d'un module à l'autre, et des couloirs de transport sur quatre hauteurs différentes sont prévus, peut-être sous forme d'ascenseurs horizontaux, réfléchit Giles Pendleton dans une interview publiée sur le site de la société Neom. Son principe sera celui de la ville du quart d'heure: un modèle d'organisation urbaine permettant aux résidents d'accéder à leurs besoins essentiels en une fraction de minutes à pied de leur domicile.

L'utopie est ancienne: elle se fonde tout à la fois sur l'unité de quartier inventée dans les années 1900 par le planificateur américain Clarence Perry, "la cité linéaire" imaginée vingt ans plus tôt par l'urbaniste espagnol Arturo Soria pour relier un quartier de Madrid à sa campagne, la ville spatiale et modulable de l'architecte français Yona Friedman pour lutter contre l'étalement urbain, ou encore le monument continu dépeint en 1969 par le groupe avant-gardiste italien Superstudio pour caricaturer à l'extrême un monde-ville.

Comme ce fut le cas pour ces projets, la controverse touchant The Line est également d'ordre écologique. Dans une interview accordée au début du mois au « Financial Times», l'expert américain en physique et en chimie atmosphérique Donald Wuebbles, membre du Giec et conseiller climatique de Neom, a reconnu que l'ampleur du projet pourrait modifier les conditions météorologiques locales et la trajectoire des tempêtes de sable. Les associations environnementales craignent également pour la biodiversité. Cette barrière va diviser les écosystèmes, prévient le géographe à l'Institut universitaire de France, Alain Musset, qui a travaillé sur les impacts écologiques du mur dressé par Donald Trumpàla frontière américaine avec le Mexique.

Malgré les critiques, les promoteurs de The Line continuent de qualifier le projet royal d'arcologique, en référence au concept de ville nature, à la fois écologique et urbaine, décrite par l'architecte Paolo Soleri. Un paradis, comme le vantent les folles images de synthèse qui façonnent sa légende? C'est sans compter les implications sociales, politiques, économiques et culturelles sous-jacentes, résume le géographe. The Line ne va faire qu'élargir la fracture entre les plus aisés qui auront droit à la lumière des hauteurs, et les autres, tapis au fond de la faille. Une utopie qui risque bien de tourner à la dystopie....