« Tombe 158, inconnu, sac 114 » : en Syrie, les charniers du régime Al-Assad

« Tombe 158, inconnu, sac 114 » : en Syrie, les charniers du régime Al-Assad
الخميس 19 ديسمبر, 2024

Par Hélène Sallon (Syrie, envoyée spéciale). LE MONDE

A la recherche de leurs disparus, des familles syriennes découvrent des fosses communes où les corps de victimes de la répression ont été jetés, souvent sans la mention de leur identité.

Ce n’est, à première vue, qu’un terrain vague, délimité par une palissade couleur saumon au bord de l’autoroute qui relie Damas à Homs. Des monticules de terre se dessinent, chacun marqué d’un bout de parpaing. Abou Ali prie, avec son fils et un adolescent qui les accompagne, devant un alignement de dalles de béton qui a été mis au jour sous un monticule. Sous chaque dalle, une cavité de près de 2 mètres de profondeur renferme plusieurs sacs de protéines de soja, numérotés. « Tombe 158, inconnu, sac 114 », est-il écrit sur l’un des sacs. A l’intérieur se trouvent un crâne, quelques ossements et une corde bleue effilochée.

Chaque sac renferme les restes d’un corps. Sur près de 200 ares de terrain se dessinent les mêmes monticules. « On n’aurait jamais imaginé cela, confie, atterré, Abou Ali, un habitant de 40 ans d’un village voisin du site, près d’Adra, au nord de Damas. On ne pouvait pas approcher de cet endroit. [L’armée syrienne] a construit un enclos à la place de la station de bus et mis un barrage de sécurité devant. On comprend pourquoi maintenant. » L’homme ne veut pas dévoiler son identité. « J’ai peur que [le président syrien déchu] Bachar Al-Assad revienne, dit-il. Ce charnier est la preuve de ses crimes. Aucun être humain ne pourrait faire cela. Va-t-il être jugé devant un tribunal international ? »

Parmi les corps ensevelis se trouvent les victimes du régime Al-Assad, certains des centaines de milliers de Syriens qui ont été tués dans la répression du soulèvement de 2011 et la guerre civile qui s’est ensuivie. Abou Ali y cherche un cousin, qui a disparu en 2013 après une convocation aux services de renseignement. Mayssan est venu d’Idlib, dans le nord du pays, en quête de son père et d’un oncle, disparus aussi en 2013, alors qu’il n’avait que 2 ans, au barrage de sécurité érigé sur l’autoroute, près de l’usine de sucre d’Adra transformée en centre d’interrogatoire. « Je ne pense pas trouver son corps car il n’y a pas de noms, que des numéros », dit Abou Ali.

TRACES DE TORTURE
Depuis la chute du dictateur syrien, le 8 décembre, des Syriens sillonnent le pays à la recherche des fosses communes où pourraient être enterrés leurs proches. Des personnes arrêtées par la police secrète, disparues dans les centres d’interrogatoire et les prisons, et mortes sous la torture, de famine ou lors d’exécutions de masse. La Commission internationale des personnes disparues de La Haye a reçu des données indiquant la présence de 66 fosses communes qui n’ont pas encore été excavées. Plus de 150 000 personnes sont considérées comme disparues, selon des organisations internationales et syriennes, dont les Nations unies et le Réseau syrien pour les droits de l’homme.

« Nous parlons d’un système de terreur d’Etat, qui est devenu une machine de mort », a déclaré Stephen Rapp, l’ancien procureur en chef du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et ancien ambassadeur pour la justice pénale globale dans l’administration de Barack Obama, à l’agence Reuters, lors de la visite, mardi, de deux fosses communes près de Damas. p2 b1 « Nous n’avons vraiment rien vu de tel depuis les nazis », a ajouté le président de l’organisation Commission for International Justice and Accountability, qui documente les preuves de crimes de guerre en Syrie et aide à préparer des procédures judiciaires.

Plus au nord sur l’autoroute M5, à Al-Qutayfah, une ville caserne de la 3e division armée, se trouvent deux fosses communes, l’une dans le cimetière, l’autre sur une ancienne base militaire où des véhicules russes de détection de radars ont été abandonnés. L’existence d’une fosse commune sur ce site avait été dévoilée lors du procès de responsables du gouvernement syrien en Allemagne par un témoin identifié comme « le fossoyeur », qui y a travaillé entre 2011 et 2018. Ce dernier avait confié que des camions réfrigérés transportaient, plusieurs fois par semaine, des centaines de cadavres des hôpitaux militaires de Tichrine, de Mazzeh et de Harasta, pour les déverser dans des tranchées creusées sur ce site. Son témoignage a été recueilli par Le Monde, en 2022, et l’existence d’excavations sur le site corroborée dès 2012 par l’analyse d’images satellites.

Sur un mur du cimetière, audessus de tombes sans sépulture, sont inscrites une date d’enterrement et la mention « inconnu ». « Ils ont enterré six personnes ici en 2012, en pleine journée. La sécurité militaire a empêché les gens de monter sur les toits pour regarder et filmer. J’ai fait une prière pour les morts, l’officier m’a demandé pourquoi je priais pour des terroristes », témoigne le cheikh Abdelkader Al-Cheikha, qui a supervisé certains de ces enterrements, rencontré à Al-Qutayfah.

Début 2013, une fosse commune a été creusée au milieu du cimetière. « Ils ont déversé 100 corps venus des hôpitaux, de sous les ruines, des prisons, Dieu seul sait d’où, dans des tranchées de 20 mètres de long, 2 mètres de large et de profondeur. Certains étaient nus, d’autres avaient les vêtements arrachés. Certains corps portaient des traces de torture. Ils en ont ramené 40 à 60 autres en mon absence », poursuit-il.

La place vient à manquer, le flot de camions frigorifiques devient infernal. Une fosse commune est ouverte à la sortie de la ville, en 2013. « Ils ont creusé des tranchées de 15 mètres de long sur 8 de largeur, et 80 centimètres de profondeur. J’ai supervisé un enterrement. Il y avait des sacs blancs numérotés, portant l’inscription “Police de Qadam”. Des centaines voire des milliers de personnes sont enterrées ici », dit le cheikh AlCheikha. Le terrain a été saisi par le régime en 2018, et une base militaire construite où se sont installés des soldats russes. « Ils ont vu qu’il y avait des corps, ils les ont retirés pour les enterrer ailleurs », affirme le vieil homme.

SANS SURVEILLANCE
Les organisations syriennes et internationales demandent que ces sites, laissés à l’abandon et sans surveillance depuis la chute de Bachar Al-Assad, soient sécurisés. « Il s’agit d’une scène de crime, et elle doit être traitée comme telle », exhorte l’organisation Human Rights Watch. Elle redoute que des éléments de preuve essentiels pour élucider le sort de milliers de Syriens disparus et pour poursuivre et condamner les auteurs des crimes soient perdus. Le Comité international de la Croix-Rouge a proposé son aide aux nouvelles autorités pour sécuriser les fosses communes, préserver les archives des lieux de détention, et garantir des procédures de médecine légale en ligne avec les standards internationaux.

Les portails de signalement des disparus croulent sous les contacts de familles. Des Syriens partent à la recherche de leurs disparus. A quelques kilomètres de son quartier de Sayyida Zeinab, au sud de Damas, Mohamed Ibrahim a découvert une fosse commune dans un cimetière d’AlHusseiniya, grâce aux indications obtenues sur les réseaux sociaux. Depuis 2013 et jusqu’à il y a encore deux mois, des camions frigorifiques déversaient, la nuit, jusqu’à 200 corps, une à deux fois par semaine, sur le site, selon le gardien du cimetière, Ayman Khalil. Certains ont été enterrés dans de petites cavités, d’autres dans de larges tranchées.

Mohamed Ibrahim a perdu 27 membres de sa famille, des cousins, des neveux, des beauxfrères. « Huit d’entre eux ont fui les bombardements sur le camp de Yarmouk et ils ont été arrêtés et emmenés dans de grands bus verts à la sortie. On ne les a jamais revus. Un autre aidait le CroissantRouge et a été enlevé à un barrage. Quand une personne était recherchée, ils prenaient toute la famille », dit-il. L’homme de 44 ans a entamé sa quête avant la chute du régime Al-Assad, en faisant le tour des branches des services de sécurité. En vain.

Son cousin Mohamed Wardi a, lui, dépensé une fortune pour retrouver son père, un poète critique du régime, arrêté en 2020 à un barrage, à l’âge de 54 ans. « J’ai payé 150 000 dollars à des juges, des militaires, pour avoir des informations sur lui, sans résultat. Il y a trois mois, j’ai encore payé 15 millions de livres syriennes [environ 1 100 euros] à des gardes de la prison de Saydnaya, juste pour apprendre qu’il y était, en vie. Mon père m’a fait passer le message de ne pas lui rendre visite, sans quoi il serait torturé en représailles », dit le jeune homme de 26 ans.

« Dès qu’on entend parler d’un lieu, on y va. On cherche des photos, des documents, des entrées de prisons secrètes. Aucune organisation internationale ne nous aide », déplore Mohamed Ibrahim. Les seuls actuellement présents sur le terrain sont les casques blancs syriens. L’organisation, fondée dans les zones rebelles du Nord-Ouest syrien en 2013, a déployé 120 sauveteurs dans les anciennes zones du régime AlAssad, pour aider à la recherche des corps. Les secouristes ont été appelés, mercredi, par des habitants vivant face au mausolée de Sayyida Zeinab qui ont senti une odeur nauséabonde.

Dans un complexe, dont l’entrée était réservée, selon les voisins, aux Iraniens, Irakiens et membres du Hezbollah, les casques blancs ont trouvé une cuisine collective, destinée aux pèlerins chiites, avec des corps, au milieu d’assiettes en plastique et de médicaments. « Nous avons trouvé 20 corps, certains dans le congélateur, d’autres dans des sacs, et d’autres encore jetés par terre, ainsi que 20 sacs en plastique contenant des os et des squelettes, avec des dates iraniennes et des écritures que nous ne pouvions pas lire. Nous ne sommes pas en mesure de dire si ces corps appartiennent à des prisonniers, à des combattants ou à des combattants étrangers », explique Abdulrahman Al-Mawas, chef du département des archives et de la collecte de preuves des casques blancs.

Depuis le 8 décembre, les casques blancs ont retiré 528 cadavres de trois sites à Damas. « Les gens nous signalent des fosses communes, mais nous n’avons ni la légitimité ni l’efficacité technique pour déterrer et ouvrir des fosses fermées », dit Abdulrahman AlMawas. Des équipes de secouristes ont été formées à la recherche et au ramassage des cadavres ainsi qu’au prélèvement d’ADN, en coordination avec des instituts de médecine légale. L’organisation veut lancer une campagne pour recueillir des échantillons d’ADN auprès des familles de disparus, mais elle n’est pas en mesure de mettre en place un laboratoire d’analyses. Elle appelle les organisations internationales à lui apporter un soutien financier et technique. « Nous ne pouvons pas attendre. Il y a des corps éparpillés. Il y a des habitants qui se plaignent de l’odeur et des animaux qui sabotent les corps, et il est possible que certaines personnes, même des civils, sabotent les sites intentionnellement », alerte Abdulrahman Al-Mawas.