Le président tunisien était présent à Téhéran aux funérailles de son homologue iranien, Ebrahim Raïssi, mort lors d’un crash d’hélicoptère.
Frédéric Bobin, Le Monde
Son déplacement ne s’imposait guère comme une évidence au regard de la tradition diplomatique tunisienne : Kaïs Saïed a participé, mercredi 22 mai, aux funérailles à Téhéran du président iranien Ebrahim Raïssi, décédé trois jours plus tôt dans un crash d’hélicoptère. Le chef d’Etat tunisien a été reçu à cette occasion par le Guide suprême de la République islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, celui-là même qui l’avait félicité lors de son élection, en octobre 2019, en le qualifiant de « personnalité universitaire vertueuse ».
La présence de M. Saïed à Téheran, aux côtés de deux autres chefs d’Etat (Tadjikistan, Qatar), de premiers ministres (Pakistan, Kirghizistan, Irak, Syrie, Azerbaïdjan, Venezuela, Biélorussie…), de ministres des affaires étrangères (Oman, Bahreïn, Emirats arabes unis, Arabie saoudite) et d’autres envoyés de rang inférieur, marque une inflexion notable de la diplomatie de Tunis. La dernière visite d’un chef d’Etat tunisien en Iran remonte à… 1965. Habib Bourguiba avait alors rencontré le chah d’Iran lors d’une tournée diplomatique de huit semaines dans une dizaine de pays.
A l’heure où Kaïs Saïed entretient des relations crispées avec les Occidentaux et esquisse un discret rapprochement avec la Russie, cette visite à Téhéran ne manquera pas d’alimenter des interrogations sur le positionnement stratégique de la Tunisie. Un premier contact personnel avec un dirigeant iranien avait été noué début mars à Alger lors du sommet des pays exportateurs de gaz. Signe que l’Algérie s’intéresse de très près au sort de la Tunisie, son petit voisin oriental sur lequel elle exerce une tutelle croissante, Kaïs Saïed en avait été l’« invité d’honneur ». L’occasion lui avait été ainsi offerte de rencontrer des dirigeants de puissances gazières, en particulier le président iranien lui-même, Ebrahim Raïssi, moins de trois mois avant sa disparition. A Alger, Kaïs Saïed avait loué « la volonté des peuples affranchis du colonialisme » œuvrant « à imposer leur souveraineté totale sur leurs ressources naturelles ».
Les options se raréfient
Contempteur régulier des « diktats étrangers » (sous-entendu de l’Occident), Kaïs Saïed, formé à l’école du nationalisme arabe, poursuit avec le déplacement de Téhéran une trajectoire diplomatique où l’idéologie « anti-impérialiste » cohabite avec la quête pressante de financements indispensables à une économie tunisienne au bord de la banqueroute. « M. Saïed ne cesse d’adresser le message aux Européens et aux Américains que la Tunisie se donne le droit de tisser ou de renforcer des liens avec d’autres puissances, y compris anti-occidentales », observe Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center.
Depuis qu’il a refusé de signer un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) sur un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,8 milliard d’euros) , en raison des conditionnalités qui y étaient attachées, le chef d’Etat tunisien voit ses options se raréfier. L’Arabie saoudite, sollicitée pour un appui financier, pose le préalable de la conclusion de l’accord avec le FMI. Le Qatar exige un compromis avec le parti issu de la matrice islamiste Ennahda, dont M. Saïed a fait emprisonner nombre de dirigeants, y compris son chef historique, Rached Ghannouchi. Quant à une aide des Emirats arabes unis, elle se heurterait à l’opposition de l’Algérie. La proximité entre Abou Dhabi et le Maroc, sur fond de normalisation des deux pays avec Israël en 2020, a en effet déclenché une crise ouverte entre Algériens et Emiratis.
Dans ce contexte, un rapprochement avec l’Iran s’opérerait d’autant plus facilement que certains cercles entourant Kaïs Saïed entretiennent des liens de longue date avec la République islamique. Le propre frère du chef d’Etat, Naoufel Saïed, qui officie comme conseiller en coulisses, est historiquement issu du courant dit « de la gauche islamique », un mouvement qui s’était reconnu à la fin des années 1970 dans les écrits d’Ali Shariati (1933-1977), considéré comme l’un des précurseurs de la révolution iranienne de 1979. Naoufel Saïed est coutumier des déclarations pro-Téhéran. Au plus fort de la guerre en Syrie, il s’était notamment illustré dans une réunion en défendant « l’idée que le “terrorisme” de la rébellion était un complot des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite contre la Syrie, la Russie et la renaissance iranienne », se souvient un témoin direct de ces échanges. Aussi le tropisme iranien de Kaïs Saïed, s’il devait se confirmer, ne surgirait-il pas de nulle part.