Un an après le 7-Octobre, des diplomaties occidentales et arabes incapables de mettre fin à la guerre à Gaza

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Un an après le 7-Octobre, des diplomaties occidentales et arabes incapables de mettre fin à la guerre à Gaza
الثلاثاء 8 أكتوبر, 2024

« 7-Octobre, un an après ». Le conflit entre Israël et le Hamas paraît sans issue, et menace même de se régionaliser. Alors que l’administration Biden ne parvient pas à peser sur Benyamin Nétanyahou, le monde arabo-musulman est divisé et les Européens sont marginalisés.

Par Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen), Philippe Ricard, Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante) et Piotr Smolar (Washington, correspondant). LE MONDE

Un an de guerre et le sol se dérobe. Un an de guerre à Gaza, et non seulement aucune issue n’est en vue, mais de nouveaux fronts se sont ouverts. Un embrasement régional, soit la hantise de Joe Biden depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, est envisageable. Trois guerres simultanées se dessinent dans la région, menées par Israël – à Gaza, au Liban et contre l’Iran –, et personne ne semble en mesure de contraindre Benyamin Nétanyahou à la retenue. En visite, le 6 octobre, sur une base de la 36e division de l’armée, près de la frontière libanaise, le premier ministre israélien lançait aux commandants : « Vous êtes la génération de la victoire. » Extraordinaire retournement, un an après le naufrage historique de l’appareil sécuritaire israélien, incapable de prévenir puis de répondre à une attaque terroriste majeure sur son sol.

Au moment où Israël envisage une riposte aux dernières frappes de missiles menées par Téhéran, les capitales occidentales et arabes redoutent une nouvelle escalade. De façon constante, depuis un an, Benyamin Nétanyahou et le cabinet de guerre ont ignoré les conseils insistants, voire les lignes rouges dessinées par le protecteur américain, pourvoyeur incessant d’armes et de munitions, parapluie diplomatique aux Nations unies et précieux contributeur à sa sécurité grâce à un déploiement aéronaval massif en Méditerranée orientale.

« Depuis le 7-Octobre, les Occidentaux font face à quatre injonctions en apparence contradictoires : soutenir le droit à l’existence d’Israel ; son droit à se défendre ; appeler au respect du droit international humanitaire et veiller à une solution politique pour aller vers un Etat palestinien », explique Nicole Gnesotto, experte en géopolitique et vice-présidente de l’Institut Jacques-Delors. « Après la sidération et la condamnation évidente des massacres commis par le Hamas, nombreux sont ceux qui ont eu une appréciation un peu naïve de ce que voulait dire le fait d’insister sur le droit d’Israël à sa défense, observe un diplomate basé dans la région. Il a été très difficile de faire entendre raison à un pays blessé dans sa chair, soucieux de se venger après une telle humiliation. »

Que la colère « ne vous consume pas »
Dès le premier jour, l’administration Biden s’est rangée aux côtés d’Israël, sur un plan militaire, politique et moral. La visite du président américain dans un pays éploré et désorienté, le 18 octobre 2023, a été pleine d’empathie. « Justice doit être faite, a dit Joe Biden à Tel-Aviv. Mais je vous mets en garde : si vous ressentez de la colère, qu’elle ne vous consume pas. Après le 11-Septembre [les attentats de 2001], nous étions enragés, aux Etats-Unis. Si nous avons cherché justice et l’avons obtenue, nous avons aussi commis des erreurs. » Un avertissement murmuré et vite oublié.

La fidélité personnelle de Joe Biden à la sécurité de l’Etat hébreu a fini par se refermer comme un piège. Le Pentagone a mis en place un pont aérien pour la livraisons d’armes. Tandis qu’Israël préparait fébrilement une opération terrestre à Gaza, les Etats-Unis l’ont engagé à bien mûrir ses plans et se sont évertués à empêcher une guerre régionale. A l’attention du Hezbollah libanais, des milices chiites en Syrie et en Irak et, enfin, de l’Iran, un message clair a été adressé, sous la forme d’un déploiement spectaculaire de forces aéronavales en Méditerranée.

Tandis que le nombre de victimes montait en flèche à Gaza, le souci de la Maison Blanche a d’abord été d’organiser la sortie des ressortissants étrangers (notamment les Américains et leurs familles) de l’enclave et d’œuvrer à la libération des otages aux mains du Hamas. Un premier cessez-le-feu de sept jours, fin novembre, a permis la libération d’une centaine d’entre eux en échange de 150 prisonniers palestiniens. Mais ce succès ne fut plus reproduit.

FRUSTRATION DES PAYS ARABES
Il est vite apparu que seuls les Etats-Unis avaient les moyens de véritablement peser sur les choix d’Israël. Du moins dans un premier temps. En Europe, le 7-Octobre et la guerre de Gaza ont révélé les divergences entre les vingtsept Etats membres et au sein des institutions. Aux côtés des Allemands, fervents soutiens d’Israël pour des raisons historiques, l’Autriche, la Hongrie ou la République tchèque ont souvent apporté leur appui à l’Etat hébreu, tandis que l’Espagne ou l’Irlande étaient bien plus critiques.

« Certains, dont la France, soutiennent dans leurs déclarations les droits palestiniens et le droit international, mais, en fin de compte, peu d’actions suivent, ni reconnaissance de la Palestine ni efforts pour interdire les produits des colonies, par exemple », juge Hugh Lovatt, du Conseil européen pour la politique étrangère : « Ces discours masquent leur inaction envers les Palestiniens et contre les colonies et montrent leur soutien [de fait] à Israël. » Finalement, note un diplomate européen, « ce qui compte pour Israël, c’est ce qui se décide à Washington. En Europe, il s’agit simplement de réduire et de combattre tous les effets de nuisance… »

En s’en remettant à la diplomatie américaine en vue d’un cessez-le-feu, les pays arabes emmenés par l’Arabie saoudite se sont, eux, privés de tout levier dans le dossier. Les divisions, apparues dès le 11 novembre 2023, lors de la réunion extraordinaire entre la Ligue arabe et l’Organisation de la coopération islamique, convoquée à Riyad par Mohammed Ben Salman, ont empêché la constitution d’un front commun entre pays arabes. Riyad et ses partenaires, parmi lesquels l’Egypte, la Jordanie et les Emirats arabes unis, qui ont normalisé leurs relations avec Israël, ont rejeté l’appel de l’Iran à l’isolement de l’Etat hébreu.

Malgré les critiques sur leur tiédeur, les gouvernements arabes ont donné la priorité à leur partenariat stratégique avec Washington. A leurs yeux, malgré la détente scellée entre Riyad et Téhéran en mars 2023, la principale menace provient de l’Iran et de ses relais, notamment en Irak et au Yémen. Ces calculs expliquent la participation de la Jordanie, et dans une moindre mesure des Golfiens, dans le front formé par les Etats-Unis, avec le soutien de la France, en défense d’Israël contre les attaques iraniennes d’avril, menées en réponse à la frappe israélienne sur le consulat iranien de Damas. La frustration des pays arabes envers Washington a grandi au fil des navettes infructueuses du secrétaire d’Etat, Antony Blinken, du directeur de la CIA, William Burns, ou de Brett McGurk, conseiller de Joe Biden. Tout comme leurs craintes d’une déstabilisation de leurs régimes, au vu de l’émotion croissante suscitée par le sort de Gaza au sein des opinions arabes et musulmanes.

Washington s’est peu à peu enfoncé dans le déni concernant les possibles crimes de guerre commis par l’armée israélienne. L’administration Biden a refusé de mettre en cause le gouvernement Nétanyahou pour son obstruction dans l’acheminement de l’aide humanitaire, mais a laissé se développer les attaques contre l’UNRWA, la mission des Nations Unies pour les réfugiés à Gaza, seule administration fonctionnelle malgré ses lacunes. Le symbole de l’égarement américain a été le projet de ponton flottant, lancé par le Pentagone à la demande de Joe Biden comme alternative au largage aérien chaotique de l’aide. Projet onéreux (230 millions de dollars), mobilisant des centaines de soldats, il n’a pas résisté aux vagues de la Méditerranée et a été replié au bout de vingt jours.

Encouragés par l’administration américaine, l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats arabes unis, la Jordanie et le Qatar ont planché sur un plan pour « le jour d’après » dans la bande de Gaza, appelant à l’organisation d’une conférence de paix internationale sous l’égide des Nations unies, pour donner du corps à la solution à deux Etats. Mais leur approche a été vidée de toute substance par les émissaires américains. Ceux-ci ont rejeté la proposition de Riyad et de ses partenaires de renverser la logique d’Oslo, en faisant dorénavant de la reconnaissance d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale, un prérequis à des négociations de paix. Et non l’inverse. Les capitales arabes ont alors espéré des pays européens, sans trop y croire, un soutien pour obtenir la reconnaissance de la Palestine.

« ON A BAISSÉ LES BRAS »
Face au mur israélien, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, et quelques capitales, dont Paris, ont tenté un dialogue avec les Etats arabes, dans la perspective lointaine d’un Etat palestinien. « Nous devons nous y préparer, plaide Sven Koopmans, l’envoyé spécial européen dans la région. Cette plateforme permettra d’être prêt à apporter notre part à un processus de paix, et à l’établissement d’un Etat palestinien afin d’assurer non seulement un avenir politique aux Palestiniens, mais également d’assurer un avenir sécurisé à Israël. » Mais le poids de la diplomatie européenne sur Israël paraît quasi nul. « On n’a jamais véritablement condamné un certain nombre d’interventions très brutales à Gaza et le nombre anormal de dommages collatéraux. On a baissé les bras, d’autant plus que même les Etats-Unis en sont là aussi », regrette l’ancien diplomate Denis Bauchard : « Nous parlons de moins en moins aux Palestiniens, tout en reparlant d’un Etat palestinien, mais c’est une façon de botter en touche. » De son côté, l’administration Biden a eu beau évoquer la réhabilitation de la solution à deux Etats, elle n’a cessé de paraître décalée et partiale. Le symbole en fut le communiqué du 14 janvier, diffusé par la Maison Blanche à l’occasion des cent jours de captivité des otages. Pas un mot n’y faisait référence aux civils de Gaza. A trois reprises, Washington a bloqué l’adoption d’une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu immédiat. En avril, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, John Kirby, continuait d’affirmer que le département d’Etat n’avait pas « trouvé d’incidents où les Israéliens ont violé le droit humanitaire international ». En mai, lorsque la Cour pénale internationale a annoncé son intention d’émettre des mandats d’arrêt contre les hauts responsables israéliens, les EtatsUnis ont rejeté, sans surprise, son autorité et ses arguments.

Cet engagement total aux côtés d’Israël s’est aussi accompagné du non-respect systématique, par le gouvernement Nétanyahou, des lignes rouges fixées par la Maison Blanche. Pourtant, cette dernière n’a jamais remis en cause le pont aérien d’armements à l’attention de l’Etat hébreu. Pas de réduction supplémentaire du territoire gazaoui, déjà exsangue, demandait Washington ? L’armée israélienne a créé une zone tampon frontalière. Pas d’opération d’ampleur dans le sud de Gaza, sans plan opérationnel viable pour les déplacés ? L’opération eut lieu.

Après la trêve de novembre, l’Egypte, traditionnel médiateur sur le dossier israélo-palestinien, et le Qatar, qui accueille le bureau politique du Hamas, n’ont pas plus réussi que les Etats-Unis à peser sur le cours des négociations. Ils ont eu à subir les attaques répétées de Nétanyahou, qui a mis en cause leur neutralité. Le 7 mai, Israël a même rudoyé les autorités du Caire, en s’emparant du terminal de Rafah et de la route de Philadelphie, en violation des accords de paix entre les deux pays. Ce fait accompli israélien a sérieusement entamé quarante ans de relations bilatérales et de coopération sécuritaire. L’Egypte, inquiète d’un éventuel déplacement massif de Gazaouis dans le Sinaï, n’a eu d’autre choix que de se plier à l’opération israélienne. Son refus de rouvrir le passage à l’aide internationale tant que les forces israéliennes s’y trouvaient a privé encore davantage les civils de Gaza de denrées essentielles.

Parmi les diplomates, le sentiment dominant est que l’administration américaine n’a plus aucun levier sur un allié incontrôlable, Benyamin Nétanyahou, mû par sa seule survie politique. Fin mai, Joe Biden a voulu forcer la main du premier ministre en présentant, à la télévision, les contours d’une proposition israélienne, d’un plan conditionné en trois phases débutant par un cessez-le-feu temporaire de six semaines. Jusqu’à la mi-août, les Américains ont pensé aboutir sur cette base. En vain.

« La grande difficulté est de défendre l’Etat d’Israël, tout en critiquant son gouvernement, sans être taxé d’antisémitisme. Nétanyahou exploite cette dialectique de façon magistrale, en se créant une carapace d’impunité, au nom des victimes du 7-Octobre et de l’existence d’Israël », analyse Nicole Gnesotto. De plus en plus excédé par le comportement du gouvernement israélien, Josep Borrell s’est attiré les foudres du chef de la diplomatie, Israël Katz, qui n’a pas hésité à le traiter d’« antisémite ».

PYROMANES SUPRÉMACISTES
En septembre, alors que le chef de la diplomatie européenne souhaitait se rendre en Israël, les autorités lui ont signifié qu’aucun dirigeant ne pourrait le recevoir pour cause d’agenda surchargé. Un traitement qui fait écho à celui réservé début octobre au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, déclaré « persona non grata », pour avoir, selon Israël, tardé à condamner la récente attaque de l’Iran en représailles à la mort de plusieurs chefs du Hamas et du Hezbollah.

L’imminence de l’élection présidentielle américaine de novembre a encore réduit la marge de manœuvre de l’administration démocrate. Impossible de provoquer une crise ouverte avec l’Etat hébreu, malgré la tentation de sanctionner les deux pyromanes suprémacistes de son gouvernement, le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, et le ministre des finances, Bezalel Smotrich. Alors que la Maison Blanche espérait faciliter une délimitation de la frontière entre le Liban et Israël, les frappes de l’Etat hébreu contre le Hezbollah et l’élimination de son chef, Hassan Nasrallah, ont une nouvelle fois contrarié ses plans.

L’illusion d’une solution négociée à Gaza a été gelée par la guerre déclenchée au Liban. Faisant le constat de cette impasse, le Saoudien Mohammed Ben Salman a mis fin à l’ambiguïté stratégique qu’il entretenait sur le dossier de la normalisation avec Israël, suspendu depuis un an. « Le royaume ne cessera pas ses efforts diligents pour établir un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale (…). Nous confirmons que l’Arabie saoudite n’établira pas de relations diplomatiques avec Israël tant que cet objectif ne sera pas atteint », a-t-il clarifié, le 18 septembre.

A l’approche des élections américaines, l’administration Biden s’accroche à sa priorité absolue : empêcher le Proche-Orient de sombrer dans une guerre totale, impliquant tous les acteurs et éviter d’engager les Etats-Unis dans un conflit extérieur. Une obsession plus que jamais soumise au bon vouloir de Benyamin Nétanyahou et de sa coalition.