TRIBUNE - L’attaque du 7 octobre montre un changement de paradigme dans la stratégie du groupe terroriste, analyse le docteur en géopolitique. Cette opération, qui aura des répercussions majeures, isole, selon lui, le Hamas sur la scène internationale et pourrait signer sa destruction militaire partielle.
Par Frédéric Encel - Le Figaro
Frédéric Encel est docteur en géopolitique habilité à diriger des recherches, professeur à la Paris School of Business et maître de conférences à Sciences Po Paris, auteur des Voies de la puissance (prix du livre géopolitique, Odile Jacob, 2023).
La déshumanisation des victimes, leur ciblage et leur dénomination par les bourreaux (« J’ai tué dix Juifs ! ») : tout démontre un changement de paradigme. Le 7 octobre, le Hamas n’est pas allé « plus loin », comme on l’entend trop souvent, mais « ailleurs ». Son attentat n’a pas changé d’ampleur, mais de nature. Certes, il a été militairement plus efficace, mais il a surtout commis autre chose qu’une « simple » opération militaire.
Plutôt que de se « contenter » d’une opération qui lui aurait conféré prestige, crédibilité tactique et obtention d’échanges de prisonniers tout en humiliant le gouvernement israélien et - but ultime - en empêchant l’Arabie saoudite de reconnaître Israël, il s’est vautré dans l’orgie antisémite la plus meurtrière depuis les marches de la mort de 1945 en s’attirant (et en attirant sur les civils de Gaza, ses otages) un matraquage inouï et, sans doute, sa propre destruction militaire partielle. Comble : il n’est même pas du tout certain qu’après la guerre, à la faveur d’un nouveau processus de paix entre un gouvernement israélien modéré et l’Autorité palestinienne, Riyad ne reconnaisse pas Israël.
Deux forces redoutables étaient censées soutenir le Hamas en menaçant Israël sur deux fronts : l’Iran d’une part, le Hezbollah d’autre part, son affidé instrumental libanais. Or son chef, Nasrallah, dans son discours pompeusement solennel du 3 novembre, a longuement fanfaronné pour annoncer - entre fakes et outrances sur le carnage antisémite du 7 octobre - que le Hezbollah pourrait fort bien faire la guerre à Israël, tout en indiquant qu’il ne le pouvait pas encore, à moins qu’il ne décide de la faire… Et, comme pour conjurer les foudres de Tsahal, il a rendu le Hamas « 100 % » responsable de cette attaque ! Quant au mentor iranien, il a également menacé de l’enfer le « Satan sioniste » comme ad nauseam depuis 1979 et sans l’avoir jamais attaqué de front… De fait, les dirigeants respectifs de la République islamique et du Hezbollah sont fanatiques mais pas stupides ; ils connaissent les rapports de force et en jouent finement dans l’ensemble du Moyen-Orient et ailleurs, trafics d’armes et de drogue compris, confortant leur propre agenda. Ils ne se sacrifieront pas pour un Hamas sunnite et de toute façon condamné à l’étrillage par une armée rendue très redoutable par sa liberté d’action et son impérieux besoin de crédibilité.
Au-delà de cet axe chiite, le monde arabe serait « en ébullition » contre Israël. Vraiment ? Aucun des sept États de la Ligue en paix avec Israël (Égypte, Jordanie, Mauritanie, Émirats, Maroc, Bahreïn, Soudan) n’y a renoncé à ce jour, moyennant consultations d’ambassadeurs et logiques condamnations verbales. Mieux : les Émirats, puissance montante du Golfe, ont condamné le Hamas. La rue arabe ? On compte environ 200 millions de citoyens adultes dans 21 États arabes ; combien ont manifesté depuis le début des frappes sur Gaza ? Quelques centaines de milliers. Ce qui n’est pas négligeable, mais n’incarne pas un « raz-de-marée » et moins encore un printemps arabe ! Et le schéma prévaut aussi en proportion de l’ensemble du monde musulman.
Quid du reste du (concept paresseux de) « Sud global » ? L’Inde soutient Israël, une dizaine d’États africains et océaniens aussi, la Chine – comme à l’accoutumée – parle fort mais ne prend aucune mesure de rétorsion commerciale, et la Russie accueille les chefs du Hamas mais laisse Tsahal détruire l’aéroport principal de son allié militaire syrien… En face, la première puissance mondiale met en approche et en alerte deux groupes aéronavals, un groupe amphibie, et 2 000 commandos de marine, l’UE soutenant diplomatiquement (même avec des nuances) l’État juif. En termes de puissance globale, la comparaison ne tient pas.
Netanyahou a bâti, suite au scrutin de novembre 2022, une coalition composée pour partie non seulement d’extrémistes (Smotrich s’autoqualifie de fasciste et Ben Gvir est si fanatique que Tsahal avait refusé de l’intégrer comme conscrit !), mais, bien pire aux yeux des Israéliens traumatisés par le cataclysme du 7 octobre, d’incompétents. Outre ces deux matamores sans hauts faits d’armes, le ministre du tourisme vient d’évoquer « la bombe nucléaire comme option » à Gaza, les ministres ultraorthodoxes n’ayant pour leur part jamais porté armes ni uniformes. Quant à Netanyahou, il a évidemment mésestimé la volonté et le fanatisme du Hamas, le considérant comme assagi (sinon, pourquoi d’aussi faibles moyens consacrés à sa surveillance active, et un blanc-seing à l’argent qatarien ?) et idéal pour affaiblir l’Autorité palestinienne. Or il est une leçon géopolitique éternelle : la politique du pire, quand elle est jouée trop activement trop longtemps, finit par se retourner contre son promoteur. Quelle que soit l’issue de la guerre, lui et son gouvernement indigne auront des comptes à rendre devant une commission d’enquête. Et ils tomberont, des prédécesseurs autrement prestigieux ayant déjà chuté suite à des failles aux conséquences autrement moins tragiques.
En définitive, un espoir existe à court ou moyen terme aux trois conditions conjuguées suivantes : la démilitarisation du Hamas ; une reprise en main par l’Autorité palestinienne de Gaza (d’où elle fut chassée par celui-ci en 2007), forte d’un soutien international massif ; le changement de gouvernement en Israël. Alors redeviendra possible un processus de paix avec pour perspective la solution à deux États. La meilleure, moralement et géopolitiquement.