Photo d'illustration : Graffiti réalisé en 2017 par l'artiste américano-cubain Jorge Rodríguez-Gerada et représentant un enfant bidouillant un circuit informatique, sur un mur portant les stigmates de la guerre civile, dans le Beirut Digital District. Joseph Eid / AFP
Ce texte, destiné à la New York Review of Books, a été mis en ligne sur le site de la revue le 19 juin. En voici la version originale, écrite en français.
Vivre au Liban, c’est vivre au centre du monde, et dans l’impasse. Dans le petit village cassé d’une planète qui va mal. Chaotique, pollué et corrompu jusqu’à l’inconcevable, ce pays reste infiltré par les intrusions de la beauté et de la chaleur humaine. Il en devient impossible de nommer le sentiment qu’il inspire: celui d’être en permanence agressé et séduit à la fois.
Vous êtes en ville, vous marchez sur un trottoir d’un demi mètre de large, assailli de toutes parts par la jungle des voitures et des immeubles, partagé entre l’attrait de la mer et l’odeur des ordures et, soudain, votre œil est rassuré par le jeu de la lumière sur un mur de pierres, par une cascade de bougainvilliers descendue d’un vieux balcon, par le balcon lui-même. Vous poursuivez votre chemin, tête baissée. Des enfants de réfugiés vous supplient du regard de leur donner de quoi survivre. La tristesse et la mauvaise conscience remplacent votre impatience. Vous entrez dans un magasin pour acheter à la va-vite des bobines de fil, et c’est le début d’un voyage. L’inconnu vous reçoit dans son échoppe comme s’il vous y attendait depuis la veille, il vous propose un café, il prend de vos nouvelles, vous donne des siennes, se préoccupe de la santé de vos parents, de vos enfants, vous raconte sa vie en alignant les bobines sur un comptoir encombré. À l’instant de quitter la boutique, vous êtes comme à la sortie d’un bon roman: un peu changé. C’est certes souvent le cas au bord de la Méditerranée, mais je dirais qu’au Liban, il y a toujours et dans tout un cran de plus. L’intimité qui se crée est à ce point sans complexe et sans réserve qu’elle transforme d’un coup la scène sociale en scène de théâtre. Et cette charge affective génère une espèce d’état second, où maturité et infantilisme forment un seul et même mouvement pour lequel il manque un mot.
Tout ce qui se décide au Liban se décide dans son dos et tout ce qui s’y passe résume l’époque : le mélange des populations, la fragilité des frontières, le mensonge politique à son point culminant, la construction du présent sur la démolition du passé, l’excès de vitesse, l’absence de visibilité. Plus l’État est défaillant, plus le rapport à Dieu est possessif, fusionnel. Le signe religieux est partout, la prière sur toutes les lèvres. Il n’y a plus moyen de demander son chemin ou d’acheter un kilo d’oignons sans que le Christ ou le Prophète n’aient voie au chapitre. Moussa – Moïse en arabe – n’est jamais loin. Il est, dans le Coran, celui qui a conversé avec Dieu sans intermédiaire. Le jour où ces trois figures se mettront d’accord dans les imaginaires pour prendre un peu moins de place dans la réalité, la région commencera sans doute à respirer. Le retour du religieux est particulièrement frappant pour ceux qui se souviennent du temps, il y a moins d’un demi-siècle, où les femmes fêtaient la tombée du voile et où la laïcité occupait les esprits. Plus le pays s’émiette, plus la religion cimente d’un côté, divise de l’autre. Il est vrai que cette équation est en train de se propager à l’échelle de la planète, mais disons que le Liban a toujours un quart d’heure d’avance dans l’apparition des symptômes et dans les solutions bancales.
Presque tous les Libanais sont drôles, même quand ils n’ont pas d’humour, et presque tous ont de l’humour, même quand ils sont sinistres. Tous ou presque sont généreux. Les mémoires individuelles sont aussi pleines et aussi bien racontées que la mémoire collective est introuvable, irracontable. À peu d’exceptions près, le pouvoir officiel est entre les mains des hommes. Au niveau de l’État comme aux niveaux conjugal et familial. Le degré de soumission des femmes varie considérablement selon les milieux. C’est à une femme sunnite, Raya el-Hassan, actuelle ministre de l’Intérieur, que l’on doit d’avoir ranimé la proposition (rejetée) d’autoriser le mariage civil au Liban. Ce seront probablement des femmes qui inspireront, à l’avenir, le changement des mentalités. En attendant, leur situation reste alarmante dans certains milieux, notamment dans les camps de réfugiés où l’humiliation des hommes dégénère fréquemment, impunément, en abus sexuel et violence conjugale.
Chaque Libanais est le pays ambulant d’un pays qui n’existe pas. Chacun possède son Liban comme on détient un titre de propriété. Chacun se sent investi de la mission de le défendre et de le démolir : les deux. Et d’être, dans un cas comme dans l’autre, le mieux placé pour le faire. Il y a incontestablement un rapport beaucoup plus familial que national de chaque individu à ce lopin de terre. Chacun veut la fin du vol, du pillage des ressources par les chefs politiques. Seule une petite minorité œuvre pour y parvenir.
On sait à peu près ce qui constitue le Liban, on ne sait pas comment il marche. S’il fallait envoyer dans l’espace un pays susceptible de contenir le monde, il ferait l’affaire. S’il fallait en envoyer un qui ne contient pas de quoi faire un pays, il conviendrait aussi bien. Lieu de l’hospitalité par excellence, il abrite aussi les plus odieux des racismes. D’un côté, il suffit de se promener dans un village pour se faire inviter par des gens assis sur leurs terrasses à monter les rejoindre. De l’autre, on apprend tous les quinze jours qu’une employée de maison étrangère, le plus souvent éthiopienne, s’est jetée par la fenêtre. Le geste est aussitôt confié à l’accident ou au hasard. L’affaire classée sans suite. À l’entrée de certains villages, toutes régions confondues, de grandes affiches annoncent depuis peu qu’il est « interdit aux travailleurs étrangers et à leurs familles de circuler dans les rues ». Des militants, des journalistes, des artistes sauvent l’honneur en alertant l’opinion. Le déshonneur reste écrasant. Peuplé de 4 à 5 millions d’habitants, le Liban abrite 1 million et demi de réfugiés. Un quart à un tiers de sa population est étrangère. Des Palestiniens chassés par les guerres de 1948 et 1967, des Syriens et des Palestiniens par la répression et par la guerre de Syrie commencée en 2011, des Irakiens par les deux guerres du Golfe… Son degré d’absorption et d’accueil est quasi proportionnel à son degré d’intolérance. Cette absurdité tient sans doute au fait que les gens n’en peuvent plus d’être livrés à eux-mêmes et aux autres en même temps ! L’ambivalence est partout, dans tout. 360 000 libanais vivent dans la grande misère pendant que les chefs politiques empochent des commissions qui se chiffrent en centaines de millions de dollars. La situation inspire la colère mais ne génère pas de manifestations ou très peu. Depuis la guerre civile, commencée en 1975, finie en 1990, l’appartenance confessionnelle détermine les identités. Alors que le monde arabe s’est islamisé et divisé au sein de l’islam, le Liban est, une fois de plus, à l’avant-garde et dans l’excès. On est chiite, sunnite, maronite, druze ou grec-orthodoxe avant d’être pauvre ou brimé. Mieux encore : on est chiite, sunnite ou druze avant d’être de la même religion. Les leviers des révoltes sociales sont ainsi hypothéqués par le fonctionnement communautaire.
Nuance, en arabe, se dit « farq saghir » : petite différence. C’est peu dire que le Liban bat les records des « petites différences ». Il est le lieu permanent de discussions infiniment subtiles et inutiles, toutes confisquées par l’espace confessionnel, toutes chargées d’assurer les savants dosages de son déséquilibre. Il est le fief de la nuance et le fief de la caricature. Il l’est aussi au plan de ses paysages. L’espace physique et l’espace mental opèrent sur le même mode : celui de la compatibilité des contraires. On s’habitue à passer du chaud au froid toutes les cinq minutes pour peu que l’on quitte la ville. Du Nord au Sud, les constructions sauvages défigurent la côte. Quelques restes épars de l’ancien paradis remuent le souvenir du temps où le béton n’avait pas encore emmuré la mer. Pour peu que l’on quitte la ville, la lumière et la nature sont d’une douceur sans nom, mais le nombre de palais de parvenus, d’édifices hideux, de maisons inachevées en parpaings qui infestent les collines oblige l’œil à faire un tri permanent entre champs de coquelicots et champs d’ordures. Là où le délire immobilier n’a pas encore ou pas totalement sévi, la finesse des maisons en pierres et la variété de la végétation créent un passage immédiat, magique, de la nature au meilleur de soi. Lorsqu’ils sont à l’abri des portraits géants des chefs politiques, le moindre vieux chêne, le moindre jardin d’oliviers donnent brusquement à imaginer des siècles de silence et de conversations. Chacun de ces îlots a quelque chose de biblique. Au coucher du soleil, les couleurs sont reliées par de l’or les unes aux autres. Voir à ce moment-là les montagnes ondulées dessiner leurs frontières avec le ciel, c’est oublier d’un coup qu’à leur pied, le pays est si petit. On se surprend alors à aimer passionnément le lieu que l’on détestait une heure plus tôt.
On pourrait dire en exagérant à peine qu’au Liban, tout s’explique et rien ne se comprend. Ainsi, le président maronite, le général Michel Aoun, compte-t-il sur le soutien de Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah, pour garder le pouvoir alors même que la force armée de ce parti chiite met le pouvoir de l’armée libanaise en danger. Le Liban est un laboratoire d’issues provisoires à des problèmes sans solutions. À peine quelques centaines de mètres séparent, à vol d’oiseau, la banlieue chiite de Beyrouth du quartier d’Achrafieh à dominante chrétienne ; or le gouffre qui sépare ces deux zones voisines est comparable à celui qui, ailleurs, sépare des continents.
Les Libanais battent les records du grand écart, de la division, de l’incohérence. Ils sont cyniques et sentimentaux, fatigués et pleins de vitalité, capables de se mettre en quatre pour un proche, incapables de s’unir pour le pays. La rapidité est chez eux un réflexe. Une seconde nature. Quand un chauffeur est bloqué dans un embouteillage, sa main sur le klaxon prend aussitôt le relais de son pied sur l’accélérateur. Il s’agit moins d’une tentative d’avancer que d’une manière de ne pas baisser les bras quand tout est en panne. Cette « petite différence » recouvre la fine frontière des tares et des vertus libanaises : l’incivilité et la vulgarité, d’un côté, le cran, voire le courage, de ne pas s’avouer vaincu, de l’autre.
Aussi, les chiffres ne disent-ils pas grand-chose de la réalité libanaise. Ils sont constamment revus et corrigés par les mentalités, faussés par la vie. Minuscule au plan horizontal – 10 452 km2 –, le pays est immense à l’échelle verticale. C’est une superposition physique et mentale – pêle-mêle – de strates, de croyances, d’inventivités, de références, d’horreurs, de fulgurances. Toutes extrêmes et toutes collées les unes aux autres. C’est comme un truc sorti de la poche d’un magicien : il suffit de le déplier par un bout pour l’étirer à l’infini ; pour obtenir simultanément un même effet de surprise et de saturation, de perspective et d’entassement. Comme Israël se sent en danger de paix, la classe politique libanaise est en danger d’intérêt général. Pour elle, le sauvetage du présent s’obtient par le naufrage de l’avenir et sa propre survie par l’entretien de ses conflits internes. Tout chef politique étant garanti par le soutien de son clan, la guerre des clans assure la durée des chefs.
Et pourtant, et pourtant, il peut suffire d’un rien pour que cette population fragmentée, divisée, se lise comme un seul être. Un rien. Un échange spontané dans un magasin, une salle d’attente, un aéroport, un taxi-service, une visite de condoléances, un coin de rue, un ascenseur, la moindre de ces rencontres est en mesure d’abolir en une poignée de secondes toutes les différences que je viens d’évoquer. Mieux, les différences fusionnent alors de telle manière qu’elles forment soudain un ton, un accord, une ressemblance, un tout étanche, indestructible, qu’on peut appeler le miracle libanais. Une sorte de plaisir partagé à dire la même chose autrement. Ou encore une même manière d’aimer avant de savoir ce qui en sortira. Il suffirait de transférer ce cas de figure à l’échelle de la planète pour obtenir la paix du monde. Le drame, on l’aura compris, c’est que ce miracle est minuté, comme une bombe, et qu’un rien le démolit, comme un château de sable.
Dominique EDDE | OLJ 22/06/2019
Dominique EDDÉ, romancière et essayiste. Dernier ouvrage : « Edward Said. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).