Un silence arabe

Un silence arabe
السبت 2 مارس, 2024

par Akram Belkaïd, Le Monde Diplomatique

«Les Arabes se sont entendus pour ne jamais s’entendre. » De Rabat à Mascate en passant par Le Caire, Amman ou Doha, tous connaissent le célèbre adage attribué au penseur Ibn Khaldoun (1332-1406) et souvent cité pour déplorer les rivalités, divisions ou conflits qui ont émaillé l’histoire du Maghreb et du Proche-Orient depuis le milieu du XXe siècle. Mais l’intervention militaire israélienne à Gaza invalide la maxime, tant cette fois les vingt-deux pays de la Ligue arabe s’accordent pour ne surtout rien faire. Chaque réunion « urgente » de l’instance entérine son inaction, malgré quelques tirades grandiloquentes, en dépit d’un communiqué final pontifiant. On les imagine trop bien : autour d’une grande table ronde, excellences et ventripotences, maréchaux-présidents, anciens factieux devenus honorables, mâles trop bien ou très mal élus qui devisent d’un air grave avant de rejeter l’argument israélien de « légitime défense » tout en exigeant, cela va de soi, « l’arrêt immédiat » des combats (11 novembre 2023).

Et quoi d’autre ? La perspective d’une riposte militaire ? Un appel à des sanctions internationales contre Israël comparables à celles infligées à la Russie après son invasion de l’Ukraine ? Une remise en cause radicale du processus de normalisation avec, pourquoi pas, une rupture des relations diplomatiques ? Une réduction des investissements des fonds souverains du Golfe aux États-Unis afin que cessent les livraisons de bombes et de munitions aux Israéliens ? Un embargo pétrolier comme en 1973 après la guerre du Kippour ? Lâ chay, rien de tout cela ! Si ce n’est un vague appui à la saisine sud-africaine de la Cour internationale de justice pour empêcher l’armée israélienne de commettre un génocide à Gaza.

La tendance à la dérobade n’est pas une franche nouveauté. En 2018, la Ligue arabe avait convenu d’élaborer, toujours dans l’urgence et après moult brassages d’air, un «plan stratégique» pour contrer la décision de l’administration du président Donald Trump de transférer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Wallah, par Dieu, on allait voir ce que l’on allait voir! Six ans plus tard, on reste sans nouvelle de ce plan…

Le bilan de l’offensive d’Israël dépasserait désormais les trente mille morts à Gaza sans compter les disparus et les blessés; la perspective d’une expulsion d’une partie de la population de l’enclave vers le Sinaï se concrétise. Comment expliquer pareille passivité? Peut-être d’abord par la faiblesse des capacités militaires. Aucune capitale arabe ne souhaite une confrontation armée avec un adversaire dont elles ont intériorisé la supériorité – liée à l’appui des États-Unis –, quelles que soient les fariboles proférées sur la démocratie israélienne entourée de dictatures qui rêvent de l’agresser.

Même le Hezbollah, entité puissante qui dicte sa loi à l’État libanais, demeure sur la réserve, et préfère s’en tenir à un conflit de basse intensité malgré les provocations quotidiennes de Tel-Aviv. Longtemps, la Syrie et l’Égypte ont joué le rôle de puissances régionales capables de contrarier la volonté d’Israël de modifier le statut et les conditions de vie des Palestiniens. Minée par plus d’une décennie de guerre civile, la première subit la présence de plusieurs armées étrangères– américaine, iranienne, russe et turque et, sans guère répliquer, les bombardements israéliens qui visent les installations militaires du Hezbollah ou des pasdarans (gardiens de la révolution). Quant à la seconde, il y a bien longtemps que les stratèges de Tel-Aviv ne lui appliquent plus le qualificatif de «front sud». Certes, relève le chercheur Tewfik Aclimandos, l’armée égyptienne «considère toujours Israël comme un ennemi» mais estime dans le même temps que «la paix est une manière de mieux lutter contre cet ennemi– ou de se prémunir contre lui». La meilleure façon de tenir tête à cet adversaire consisterait, autrement dit, à éviter de lui chercher querelle…

Au cours des dernières semaines, le président Abdel Fattah Al-Sissi a bien multiplié les mises en garde contre les conséquences d’une éventuelle déportation des Gazaouis vers le nord du Sinaï. Cette fermeté s’explique surtout par la hantise d’avoir à gérer des dizaines de milliers de réfugiés. En leur sein, forcément, se formeront des forces armées désireuses d’en découdre avec Israël. Dans un contexte d’instabilité de la péninsule du fait de la présence de groupes armés liés à l’Organisation de l’État islamique (OEI) et de l’irrédentisme de tribus bédouines qui dénoncent leur relégation et des discriminations. Pour autant, rien ne dit que l’Égypte ne finira pas par accepter d’abriter les réfugiés de Gaza dans une zone tampon. Il suffirait sans doute que les États-Unis et l’Union européenne fassent preuve de générosité financière à l’égard d’un pays qui ploie sous le fardeau d’une dette extérieure de 165 milliards de dollars (dont 43 milliards à rembourser cette année). Le Caire, à qui il manque au moins 20 milliards de dollars pour faire face à ses engagements, n’en finit pas de négocier avec le Fonds monétaire international (FMI). Lequel, grande surprise, exige une dévaluation de la livre égyptienne et des privatisations pour délier les cordons de sa bourse. Un accueil des Gazaouis expulsés pourrait inciter le grand argentier à faire preuve d’un peu plus de clémence.

Le bouleversement de l’équilibre des forces au sein de la grande famille arabe explique aussi son inertie. Depuis le milieu des années 2000, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) font figure de grands patrons et édictent leur loi. Le temps où l’Algérie, l’Irak, la Syrie et le Yémen constituaient un front du refus qui imposait ses vues à leurs pairs est définitivement révolu. Les EAU n’ont pas hésité à condamner l’attaque du Hamas du 7 octobre. Petit pays, faiblement peuplé (les citoyens émiratis seraient moins de cinq cent mille) mais extrêmement riche, les Émirats assument une ambition guerrière dans la région qui passe par une proximité stratégique avec Israël. Il n’est pas question pour eux de remettre en cause les accords Abraham conclus en 2020 sous l’égide des États-Unis. Abou Dhabi voit l’alliance militaire et économique avec Tel-Aviv– dont il est le premier partenaire régional– comme la garantie de faire pièce à l’expansionnisme iranien, alors que la pérennité de l’engagement américain dans la zone devient plus incertaine. C’est aussi l’assurance d’avoir le champ libre au Yémen et dans la Corne de l’Afrique pour y élargir son influence, fût-ce au détriment des populations locales. Car pour les Émirats comme pour le Maroc, lui aussi signataire, les accords Abraham garantissent l’immunité. Normaliser ses relations avec Israël, c’est obtenir l’indulgence de l’Occident vis-à-vis du non-respect des libertés individuelles et des droits politiques. C’est aussi bénéficier du soutien des lobbys pro-israéliens au Congrès américain.

Une réalité qui n’échappe pas à M.Mohammed Ben Salman («MBS»), le puissant prince héritier et premier ministre saoudien. Bien sûr, le futur souverain se doit de ménager ses trente-sept millions de concitoyens. Il affirme donc régulièrement qu’aucune normalisation officielle n’interviendra sans la création d’un État palestinien. Mais Riyad demeure très mesuré dans sa réprobation de la guerre israélienne contre Gaza car «MBS» tire déjà profit du rapprochement officieux enclenché entre son pays et Israël depuis au moins dix ans. «C’est un leader visionnaire (…) qui a fait beaucoup de choses qui ont rendu le monde meilleur», disait encore récemment de lui M. Jared Kushner, le gendre et ancien haut conseiller de M.Trump. Les proches du journaliste Jamal Khashoggi, assassiné et dépecé dans le consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018 par des sicaires venus de Riyad, apprécieront l’éloge.