Vers un nouvel ordre régional au Proche-Orient

Vers un nouvel ordre régional au Proche-Orient
الأحد 1 يونيو, 2025

Depuis la fin de la guerre froide, l’Iran s’était posé en leader d’une coalition anti-impérialiste au Proche-Orient. Or l’affaiblissement de Téhéran rebat les cartes de la géopolitique régionale. La fin de la dictature à Damas quinze ans après les « printemps arabes » ravive l’espoir des peuples dont les aspirations à la justice sociale n’ont pas été satisfaites et que l’écrasement de Gaza révolte.

par Hicham Alaoui. Le Monde diplomatique

L’équilibre géopolitique du Proche-Orient s’est profondément transformé depuis la période postcoloniale. Au milieu du XXe siècle, les guerres israélo-arabes opposaient deux camps clairement identifiés : la coalition nationaliste arabe et les sionistes soutenus par l’Occident. Mais la situation se complique sensiblement à partir de la fin des années 1970. D’une part, la République islamique d’Iran née de la révolution se donne pour projet de renverser les régimes sunnites « réactionnaires ». D’autre part, le bloc des pays arabes commence à se fissurer, la rupture étant consommée avec les accords de Camp David, qui débouchent en 1979 sur le traité de paix israélo-égyptien.

La fin de la guerre froide s’accompagne de deux nouveaux séismes stratégiques : la guerre du Golfe, en 1990-1991, qui marque l’entrée dans l’ère de l’unipolarité américaine, et la signature des accords d’Oslo, en 1993, promesse d’un futur État pour les Palestiniens. Plutôt qu’une ligne de fracture régionale, le conflit israélo-arabe commence à être perçu comme un duel de souverainetés entre Israéliens et Palestiniens. L’Iran profite ensuite du 11 septembre 2001 et des guerres américaines en Afghanistan et en Irak pour mobiliser un front révolutionnaire chiite plus vaste, bientôt actif dans toute la région. Celui-ci comprend le Hezbollah libanais, le régime syrien de M. Bachar Al-Assad, les milices chiites irakiennes, les houthistes yéménites et, de manière plus marginale, le Hamas palestinien. Avec les « printemps arabes » de 2011-2012, cette coalition se voit offrir une occasion de se constituer en avant-garde de la résistance antisioniste et anti-impérialiste. Face à elle, et tout aussi déterminée à mettre un terme à la révolte populaire, la contre-révolution sunnite regroupe des régimes pro-occidentaux jusqu’alors morcelés. Dans un camp comme dans l’autre, on se préoccupe davantage de contenir la rue que de libérer la Palestine.

Telle est la toile de fond sur laquelle sont survenues les deux dernières déflagrations en date, quasi concomitantes : d’un côté, le nettoyage ethnique de la bande de Gaza, assorti d’attaques meurtrières au Liban, entrepris par Israël au lendemain des assauts du Hamas le 7 octobre 2023 ; de l’autre, le renversement en décembre 2024 du dictateur syrien Al-Assad, protégé de l’Iran, par des troupes majoritairement composées de rebelles islamistes, ouvrant une période de transition qui pourrait avoir une issue démocratique. Leurs retombées bouleversent la scène régionale. Avec la guerre d’Israël contre le Hamas, la décapitation du Hezbollah, les pressions croissantes sur le mouvement houthiste et l’amoindrissement de ses propres capacités militaires, Téhéran voit s’effriter son « axe de la résistance ». Parallèlement, les acteurs extérieurs désertent le terrain : malgré l’insistance d’Israël, les puissances occidentales ne montrent aucun empressement à attaquer l’Iran ; de leur côté, Russes et Iraniens ont assisté au crépuscule du régime syrien en spectateurs.

Alors que les anciennes lignes de front s’effacent, aucune nouvelle hégémonie ne vient combler la vacance de pouvoir. Les luttes géopolitiques sont au contraire plus incertaines et enchevêtrées que jamais, et en viennent à former une constellation de points chauds.

L’un d’entre eux concerne les mobilisations populaires en faveur de la liberté et de la démocratie. Les « printemps arabes » et leurs répliques de 2018-2019 ont fait peu de cas de la question palestinienne et des autres conflits régionaux, eux-mêmes largement créés par les régimes contestés. Pour ces populations enfermées dans le carcan de l’autoritarisme, le principal mot d’ordre était le « droit à la dignité ».

Cet esprit de rébellion est toujours vivace, aussi bien dans le monde arabe qu’en Turquie. Il est porté par des marées humaines dépourvues de leader apparent. Elles se servent des nouvelles technologies pour partager leurs idées et défier la répression. Dans un contexte de fort chômage et de corruption généralisée, les revendications économiques dominent. Ces mouvements issus de la base manquent toutefois de préparation pour passer à l’étape suivante. Les militants tentent encore d’acquérir des compétences organisationnelles. Ils n’ont pas de programme post-révolutionnaire et restent démunis face aux échéances électorales. C’est la raison pour laquelle, depuis le début des « printemps arabes », ce ne sont jamais les insurgés de la première heure qui remplacent les autocrates – ils sont plutôt tenus à l’écart de la vie politique –, mais les groupes les plus aptes à coordonner les masses. Et, comme le confirme le cas syrien, ceux-là sont le plus souvent des islamistes.

Au lieu de répondre aux doléances, les régimes arabes continuent de s’appuyer sur la répression, les promesses néolibérales et le soutien international pour conserver le pouvoir. Dans certains pays, comme l’Égypte, les élites dirigeantes se sont littéralement coupées de leur peuple. La construction de nouvelles capitales administratives et d’autres mégaprojets symbolisent cette séparation. Les sociétés civiles, patientes mais pas passives, observent la comédie politique et attendent le bon moment pour passer de nouveau à l’action.

La prochaine vague de soulèvements posera une question épineuse : comment atteindre la démocratie sans violence ? Les transitions à rallonge comme celle que connaît le Soudan tendent à engendrer davantage de conflits que de réels progrès. À l’inverse, les victoires-éclair qui débouchent sur l’élection d’un nouveau gouvernement peuvent être torpillées par le retour de réflexes autocratiques et contre-révolutionnaires, comme ce fut le cas en Égypte et en Tunisie.

Unique par son contexte géopolitique et la ténacité des dissidents, l’expérience syrienne actuelle rallume la flamme révolutionnaire et produit une imagerie qui fascine tout le Proche-Orient. Elle prouve que, même après de longues années d’impasse, et face aux gouvernements les plus brutaux, les forces d’opposition peuvent l’emporter, pour peu que leur engagement soit sans faille et leurs stratégies bien pensées. Elle donne aussi pour la première fois un visage humain à la nébuleuse des « printemps arabes », probablement parce qu’elle repose sur une lutte armée, qui frappe davantage les esprits que la désobéissance pacifique. La chute du clan Al-Assad, après plus d’un demi-siècle de règne, suscite un immense soulagement chez les millions de Syriens exilés à travers le monde, impatients de voir un État davantage pluraliste redéfinir les contours de la citoyenneté, des droits et des libertés.

Tactique du débordement
La guerre à Gaza est un élément déclencheur dans ce tournant historique. Lorsque l’offensive israélienne s’est étendue au Liban et au Yémen, toutes les forces alliées à l’Iran ont été prises d’assaut. Le Hezbollah a perdu ses dirigeants et une bonne partie de son arsenal. Les houthistes, bien que moins durement touchés, ont eu un avant-goût du cataclysme que représenterait un a rontement armé avec Israël – assuré de surcroît d’entraîner une intervention américaine. M. Al-Assad a, lui, commis l’erreur d’ignorer les avertissements de ses parrains russe et iranien sur le délitement de ses forces armées.

Les succès militaires de Tel-Aviv face aux agents de l’Iran découlent d’un ensemble de réorientations stratégiques. C’est durant le conflit israélo-libanais de 2006, marqué par la résistance victorieuse du Hezbollah, que le front révolutionnaire chiite a atteint le faîte de sa puissance. Dès lors, Israël, aidé par ses alliés occidentaux, a décidé d’opter pour la tactique du débordement. Ses services de renseignement ont notamment infiltré les rangs du Hezbollah lorsque celui-ci a envoyé des milliers de combattants vers la Syrie en soutien à M. Al-Assad. En 2020, l’assassinat par les États-Unis du général Ghassem Soleimani, principal architecte de la stratégie iranienne d’expansion régionale, a lui aussi créé un grand vide militaire au sein de l’alliance chiite. Avant même qu’il soit assassiné à son tour, Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, ne pouvait le remplacer. Aujourd’hui, le changement de régime à Damas rebat encore les cartes.

De nombreux défis attendent le nouveau pouvoir syrien. Nommé président par intérim en janvier 2025, M. Ahmed Al-Charaa (de son nom de guerre Abou Mohammad Al-Joulani) doit redresser une économie moribonde qui ne peut plus compter sur la manne du captagon, drogue de synthèse dont la Syrie était le premier producteur mondial. Il doit aussi garantir la sécurité intérieure, actuellement assurée par une pléiade de milices et leurs factions, et régler la question du statut des combattants étrangers, encore nombreux sur le territoire. Dans un périlleux numéro d’équilibriste, il s’est efforcé de neutraliser les fidèles de l’ancien régime tout en protégeant des représailles la minorité alaouite, dont est issu le clan Al-Assad. Sans grand succès : la plupart des régions alaouites échappent au contrôle de l’État, et plusieurs milices se sont déjà livrées à des exactions sanglantes, poussant plusieurs dizaines de milliers d’alaouites à fuir vers le Liban.

Le problème le plus immédiat concerne le pluralisme. M. Al-Charaa sait, pour avoir administré le gouvernorat d’Idlib pendant huit ans, qu’il est crucial de respecter la diversité religieuse et ethnique de la société syrienne, et il s’est engagé à le faire. Pour le moment, il se montre avant tout pragmatique. Partisan d’une république unitaire plutôt que fédérale, il ne cherche pas à remettre en cause l’extrême centralisation du pouvoir présidentiel.

Identité islamique, gouvernance laïque
Si tolérer la diversité est une chose, offrir à chacun une représentation équitable au niveau des institutions en est une autre. Les Syriens, qu’ils soient sunnites, alaouites, chrétiens, druzes ou kurdes, seront-ils tous traités sur un pied d’égalité ? Le cas des Kurdes doit faire l’objet d’une attention particulière. Le Rojava, zone qu’ils contrôlent dans le nord-est du pays, jouit d’une autonomie de fait, et le gouvernement syrien ne peut espérer le ramener dans son giron sans l’aide de la Turquie, pour qui l’autodétermination kurde représente une menace existentielle. L’hypothèse d’une entente militaire entre les deux pays pour détruire ce bastion a peu de chances de se réaliser. En revanche, M. Al-Charaa pourrait proposer un pacte aux Kurdes : le désarmement, en échange de droits culturels et politiques. L’accord passé par les autorités turques avec M. Abdullah Öcalan, en vertu duquel celui-ci a annoncé, le 12 mai dernier, la dissolution de son Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), montre qu’une solution négociée de ce type est envisageable.

Qu’en sera-t-il par ailleurs de la liberté de conscience, et notamment du droit de se convertir à une autre religion ? De nombreux Syriens réclament l’établissement d’une démocratie laïque qui ferait primer le principe d’égalité sur toute considération religieuse ou ethnique. Dans un pays où les clivages communautaires sont nombreux, cela pourrait être le seul moyen de bâtir un ordre politique stable. Mais sans doute cet objectif n’est-il pas unanimement partagé.

Voilà qui soulève la question plus délicate de la place de l’islam dans la transition syrienne. Bien qu’il ait troqué son costume de rebelle djihadiste contre celui de chef d’État, M. Al-Charaa demeure un islamiste. Et, bien que son organisation, Hayat Tahrir Al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant), ait renoncé à instaurer un califat régi par la charia, elle n’a pas fondamentalement infléchi sa doctrine en prenant les rênes d’un gouvernement national. Les islamistes syriens se voient donc confrontés à un dilemme classique : leur principal atout dans la conquête du pouvoir (la religion) devient la principale entrave à son exercice. S’ils lancent les croisades religieuses promises, ils risquent de s’aliéner le reste du monde et leurs propres sociétés, à commencer par les femmes et les minorités. Si, au contraire, ils sacrifient leur identité islamique au profit d’une gouvernance laïque, ils pourraient instaurer une autocratie semblable à toutes les autres. La manière dont les nouveaux dirigeants syriens résoudront ce paradoxe aura de profondes répercussions sur les enjeux politiques et religieux au Proche-Orient. Les islamistes ne pouvant gouverner sans les autres groupes, on peut espérer que la diversité confessionnelle constituera un facteur de modération.

Pour l’heure, rares sont les acteurs extérieurs tentés d’intervenir dans le processus de transition. La Russie et l’Iran se sont désengagés – et, même si le second se verrait bien jouer les trouble-fête, il n’en a pas les moyens. Les États-Unis et l’Europe attendent de voir comment la situation évolue – de même que la Turquie, qui aimerait désamorcer le danger kurde tout en évitant l’escalade militaire. Quant à Israël, résolu à ruiner les perspectives d’une Syrie démocratique, il copie la tactique des Américains à la veille de leur invasion de l’Irak en 2003 : dépeindre un pays fragmenté et instable, auquel on ne pourra donc jamais se fier.

D’autres voisins de la Syrie sont englués dans leurs propres crises. La stature internationale de l’Égypte n’a cessé de se détériorer depuis l’accession au pouvoir du général Abdel Fattah Al-Sissi. Pour la première fois, elle ne joue aucun rôle majeur en termes d’action humanitaire ou de médiation dans la guerre qui se déroule à Gaza, donc à sa porte. L’État a pour ainsi dire abandonné son peuple au creusement des inégalités, à l’inflation et au chômage. En accordant un rôle économique croissant à l’armée, seule habilitée à superviser les importations de blé, il développe de nouvelles tactiques de répression et s’appuie sur des instances de plus en plus sécuritaires, comme les milices tribales, pour contrôler sa population.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), fers de lance de la contre-révolution au lendemain des « printemps arabes », réalisent brusquement qu’il leur faut s’adapter au nouvel équilibre régional. Leurs efforts pour semer la confusion dans les rangs des contestataires, un temps fructueux, n’ont pas su à faire taire les demandes de changement. Après avoir pesé de tout leur poids en vue de la réhabilitation de M. Al-Assad, les voilà maintenant qui facilitent la levée des sanctions contre la Syrie, le prince Mohammed Ben Salman ayant bien compris que la stabilité de son royaume dépend autant de son leadership régional que de ses réformes économiques.

En revanche, pour les Émirats et Bahreïn, c’est l’échec total de leur stratégie de rapprochement avec Israël. Les accords Abraham, signés en 2020 et suivis de discussions autour d’un accord israélo-saoudien séparé, devaient stabiliser la région et apporter la paix aux Israéliens et aux Palestiniens. Il n’en a rien été. Pour les monarchies du Golfe, Israël est devenu un partenaire diplomatique radioactif dont l’expansionnisme militaire menace de redessiner jusqu’aux frontières du monde arabe. Il n’est pas exclu que les Saoudiens et les Émiratis finissent par être chargés d’aider à la reconstruction de Gaza pour le compte des Israéliens, ce qui ne ressemblerait guère à ce qu’ils avaient en tête en s’engageant dans la normalisation de leurs relations.

La République islamique d’Iran a largement perdu de son influence, et les opérations répétées de l’armée et des services secrets israéliens sur son territoire la rendent plus vulnérable que jamais aux attaques extérieures. Elle fait désormais face à un choix cornélien. Soit elle campe sur ses positions, reconstruit patiemment sa coalition chiite et renforce ses capacités militaires en vue de la prochaine grande confrontation avec Israël et ses mécènes occidentaux ; soit elle envisage une nouvelle détente avec les États-Unis et l’Occident sur la base de son récent rapprochement avec l’Arabie saoudite. Les dirigeants iraniens ont bien compris que, derrière sa posture de fermeté, M. Donald Trump a une approche purement transactionnelle de la politique au Proche-Orient : pourvu qu’un compromis puisse être trouvé, il consentira à tirer un trait sur les hostilités passées. C’est du reste un point de divergence avec M. Benyamin Netanyahou. Les États-Unis n’ont jamais rien fait pour freiner l’armée israélienne, mais le président américain sait qu’il lui sera impossible de maintenir une attitude isolationniste en cas d’aggravation des tensions entre Tel-Aviv et Téhéran. M. Trump a par ailleurs ses intérêts d’a aires familiaux à faire valoir.

Sur le plan intérieur, la situation iranienne est plus compliquée encore. Alors que l’autoritarisme des ayatollahs s’appuie depuis la révolution sur trois piliers – le nationalisme, l’identité chiite et l’influence transnationale –, la dimension religieuse est devenue beaucoup moins prégnante. En témoignent les grandes manifestations populaires en faveur des droits des femmes et de la démocratie après la mort de Mahsa Amini à l’automne 2022.

De tous les pays arabes, le Liban est celui à qui la chute du régime Al-Assad et l’effacement du Hezbollah pourraient profiter le plus. Le parti chiite dépend désormais de l’État libanais, qu’il a combattu et convoité pendant des années, pour la protection de ses membres et de ses actifs. Ses cadres ont compris qu’ils ne pouvaient plus compter sur les largesses illimitées de l’Iran, du moins dans l’immédiat. L’arrogance est passée dans le camp d’Israël.

Le Liban est à la croisée des chemins. L’un après l’autre, tous les dirigeants charismatiques des grands blocs confessionnels ont été assassinés : les Druzes ont perdu Kamal Joumblatt, les chrétiens maronites Bechir Gemayel, les sunnites Rafic Hariri, les chiites Hassan Nasrallah. Le peuple en appelle aujourd’hui à un système de gouvernement civil qui jugulerait la corruption et chasserait l’oligarchie religieuse au pouvoir depuis si longtemps. De fait, la seule institution qui jouisse encore d’un minimum de crédit est l’armée. Il se pourrait bien que cela incite les communautés à s’entendre en passant entre elles des marchés inédits.

Pendant ce temps, la guerre se poursuit à Gaza, une guerre dont l’épouvantable brutalité doit autant aux calculs des stratèges israéliens qu’à la violence aveugle des attaques du 7 octobre 2023. En visant indifféremment civils et militaires, le Hamas a créé un profond traumatisme dans la population israélienne et exacerbé l’esprit de revanche d’un gouvernement déjà affairé à mettre sa société au pas, notamment par le démantèlement du système judiciaire.

Cette même soif de vengeance renforce le messianisme qui imprègne le discours sioniste depuis des décennies. Aujourd’hui, pourtant, le sionisme n’est plus qu’un projet expansionniste drapé dans des justifications théologiques : il s’agit de repousser sans cesse les frontières du foyer national juif, y compris, si besoin, en annexant d’autres pays arabes. Ce n’est pas un hasard si l’armée israélienne multiplie les nouvelles occupations de territoires, à Gaza, en Cisjordanie, dans le sud du Liban et en Syrie (en plus du plateau du Golan, qu’elle occupe depuis 1967). Qu’ils soient de droite ou de gauche, les sionistes ne veulent pas entendre parler d’une souveraineté palestinienne ni d’une solution à deux États. Leur attitude évoque celle des colons français en Algérie : sans empathie pour les indigènes.

La militarisation accrue de la société au service d’un colonialisme décomplexé divise toutefois le pays. Un certain nombre d’Israéliens ont du mal à concilier leur vision idéale de la nation, refuge d’un peuple persécuté, avec une tendance irrépressible à faire la guerre à ses voisins. Cette vague d’opposition vient grossir les manifestations de colère déjà déclenchées par les abus de pouvoir de M. Netanyahou.

Pour les Palestiniens, les perspectives ont bien changé. La lutte armée n’est plus une option, et ils doivent désormais tabler sur la solidarité internationale pour défendre leur cause. La question palestinienne n’est plus un « problème arabe » ; elle est envisagée à travers le prisme universel des droits humains. Ce n’est pas en tant que minorité digne de compassion que les Palestiniens méritent d’obtenir un État pérenne, mais en tant que peuple soumis par une puissance occupante aux déplacements forcés, à l’apartheid et au génocide (1). En ce sens, la victoire tactique d’Israël à Gaza pourrait bien s’apparenter, sur le long terme, à une défaite morale, même si M. Netanyahou ne semble pas l’avoir compris. Par leur violation éhontée du droit international humanitaire, les dirigeants israéliens s’exposent à être poursuivis pour crimes de guerre.

Tragiquement, c’est aussi dans leur propre camp que les Palestiniens rencontrent un obstacle majeur à leur émancipation. Créée par les accords d’Oslo comme gouvernement autonome intérimaire, l’Autorité palestinienne (AP) est une instance rongée par la corruption qui s’est transformée en acolyte d’Israël et de ses alliés occidentaux. Au lieu de protéger son peuple et de résister à l’empiétement continu des colonies israéliennes en Cisjordanie, elle a constamment accentué sa répression contre les forces d’opposition depuis octobre 2023. M. Hussein Al-Cheik, le vice-président nommé par le président palestinien Mahmoud Abbas en avril dernier, reste dans la continuité de cette politique de collaboration avec l’occupant. Quant au Hamas, si diminué soit-il, il symbolise toujours l'avant garde de la résistance armée ; à ce titre, il serait impensable de l’exclure d’un quelconque règlement futur de la question palestinienne.

« Deal du siècle 2.0 »
Ainsi se perpétue un cercle vicieux tragique : en cédant toujours plus de terres fertiles aux Israéliens, l’AP contraint les populations palestiniennes rurales à se réfugier dans les villes, lesquelles deviennent des foyers bouillants de contestation du pouvoir, même si les manifestations demeurent pacifiques. Cette fragilité intérieure expose toute la Cisjordanie aux machinations géopolitiques étrangères. Si M. Trump livre l’entièreté de ce territoire aux annexions israéliennes via un « deal du siècle 2.0 », il restera bien peu de marge de manœuvre à la résistance palestinienne, surtout si l’AP est consentante.

D’autres pays arabes ont été placés face à ce type de choix impossible par la nouvelle administration américaine, qui semble avoir fait de ce procédé sa marque de fabrique au Proche-Orient. Quelques jours après sa prise de fonctions, le président Trump a décrété le gel total de l’aide étrangère, sauf en direction de deux pays : l’Égypte et Israël. Simultanément, il a fait pression sur l’Égypte et la Jordanie – la seconde étant particulièrement dépendante des soutiens militaire et économique de Washington – pour les forcer à accepter sur leur sol les Palestiniens qu’il prévoit de chasser de Gaza. La Jordanie ne cédera pas car la survie de son régime est en jeu. L’Égypte, elle, pourrait souscrire à un tel plan moyennant la prise en compte de ses intérêts lors de la reconstruction de l’enclave.

Car, contrairement aux attentes, les régimes arabes se montrent peu conciliants avec M. Trump. La révélation de son plan pour Gaza les a tellement pris de court qu’on les a vus former un semblant de cohésion pour tenter d’en empêcher la concrétisation, l’objectif commun étant de prévenir toute éruption de mécontentement dans leurs propres populations. La diplomatie arabe est donc condamnée à l’expectative pour une durée indéterminée. Une telle passivité est indigne. Elle risque de coûter cher à ceux qui s’en accommodent, souvent par cupidité. Pour Tel-Aviv, il n’y a pas de « jour d’après » la guerre de Gaza.

(1) Au vu de l’ampleur destructrice des opérations israéliennes à Gaza, la Cour internationale de justice (CIJ) a demandé à Israël, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».