Violent et mégalomane, Yahya Sinwar entraîne le Hamas dans une spirale de radicalité

Violent et mégalomane, Yahya Sinwar entraîne le Hamas dans une spirale de radicalité
الخميس 10 أكتوبر, 2024

Architecte des attentats du 7-Octobre contre Israël, l’homme milite pour la reprise des attentats-suicides pour défendre la cause du groupe

Summer Said et Rory Jones, The Wall Street Journal / L'Opinion

Selon des membres des services de renseignement du monde arabe, quand Yahya Sinwar, l’homme responsable des attentats du 7-Octobre contre Israël, a pris le contrôle total du Hamas cet été, il a donné une directive à ses lieutenants : il faut reprendre les attentats suicides.

Quelques jours plus tard, un Palestinien se rendait à Tel-Aviv, lunettes sur le nez et sac à dos rempli d’explosifs sur les épaules. Si la bombe a explosé avant que l’homme n’ait pu atteindre sa cible et n’a donc tué que lui, l’attaque a envoyé un message d’une clarté absolue.

« Que mes os deviennent des éclats d’obus qui détruisent les Juifs sionistes usurpateurs, c’est la plus belle des bénédictions », affirmait Ja’far Sa’d Saeed Muna, l’assaillant, dans une vidéo publiée après les faits par le Hamas.

Celui que les Etats-Unis considèrent comme une organisation terroriste n’a jamais renoncé à l’activisme, mais n’avait plus mené d’attentats-suicides depuis deux décennies. A l’époque, la vague d’explosions avait semé la terreur dans les rues d’Israël mais n’était pas parvenue à convaincre l’Etat hébreu de faire la moindre concession, au point que certains leaders du Hamas avaient ini par redouter que les attaques ne fassent de leur groupe un paria sur la scène politique.

Malgré certaines réticences au sein du Hamas, personne ne s’est opposé à la pratique depuis que M. Sinwar a pris la tête du groupe, ont confié les responsables du renseignement, qui affirment être en contact régulier avec les leaders du Hamas, M. Sinwar inclus.

La semaine dernière, le groupe a revendiqué deux attentats en Israël — un qui a fait sept morts à Tel-Aviv et un qui a provoqué la mort d’une femme soldat israélienne à Beer-Sheva.

M. Sinwar, qui dirige le Hamas dans la bande de Gaza depuis plusieurs années, a pris le contrôle du bureau politique du groupe en août dernier, un mois après la mort d’Ismaël Haniyeh, son chef, tué par Israël. Une ascension qui fait suite à des années de conlit au sein d’une organisation qui peine à faire cohabiter deux visions différentes de sa mission.

Pendant très longtemps, le Hamas a en effet été divisé entre la ligne dure, incarnée par M. Sinwar, pour qui tuer des civils est indispensable pour déstabiliser Israël, et des militants qui tolèrent la violence mais veulent aussi que le groupe conserve une certaine légitimité politique qui doit permettre la création d’un Etat palestinien. Désormais, alors que l’armée israélienne pourchasse le Hamas à Gaza, M. Sinwar impose sa vision plus radicale.

Le Hamas n’a pas répondu aux demandes de commentaire.

Alors qu’Israël se concentre de plus en plus sur une offensive terrestre au Liban, où les chefs du Hezbollah ont été tués, les négociations en vue d’un cessez-le-feu à Gaza ne semblent mener nulle part. En interne, M. Sinwar s’en prend aux dirigeants du Hamas moins belliqueux que lui, qui vivent des vies plutôt confortables au Qatar, pays depuis lequel l’organisation interagit avec le reste du monde, ont confié au Wall Street Journal des sources proches du dossier.

« Sous l’égide de M. Sinwar, le Hamas va très probablement devenir une organisation plus radicale, plus dure et plus fondamentaliste », prévient Matthew Levitt, membre du think tank Washington Institute et auteur d’un livre sur le groupe.

Sinwar contre « les mecs qui vivent à l’hôtel »

M. Sinwar et M. Haniyeh ont accédé au pouvoir après la démission de Khaled Meshaal, qui a quitté la direction du bureau politique de l’organisation en 2017. Le second l’a remplacé pour la composante politique, tandis que le premier est devenu le chef du groupe dans la bande de Gaza.

Les deux hommes ont œuvré au rapprochement avec l’Iran, mais les tensions ont fini par monter. Pour M. Haniyeh, M. Sinwar avait passé trop de temps dans les prisons israéliennes et n’arrivait pas à comprendre que ce dont le Hamas avait besoin, c’était d’une image d’organisation politique légitime, capable de travailler avec les pays arabes, ont expliqué des responsables du renseignement qui ont fait office de médiateurs entre les deux hommes.

En juillet 2023, l’Egypte a organisé une réunion qui devait permettre de rapprocher le Hamas des factions palestiniennes concurrentes. Affirmant qu’il avait peur que des pro-Haniyeh profitent de l’occasion pour l’écarter de son poste, M. Sinwar a refusé de participer à la réunion, toujours selon les responsables.

Quelques mois plus tard, M. Sinwar imaginait les attentats du 7-Octobre, lors desquels le Hamas et d’autres militants ont tué 1 200 personnes en Israël, dont des femmes et des enfants, et en ont enlevé 250. L’attaque a débouché sur le conlit à Gaza qui, selon les autorités sanitaires palestiniennes, a fait à ce jour près de 42 000 victimes, essentiellement des civils. Les chifres fournis par les Palestiniens ne détaillent pas le nombre de morts chez les combattants.

Si, à Doha, la direction politique du Hamas menée par M. Haniyeh savait que des attentats étaient en préparation, ils ne savaient pas à quel moment ils se produiraient, ont confié des responsables arabes et israéliens, en poste ou qui l’ont été. L’Iran et le Hezbollah n’ont pas été d’une grande aide après les attaques.

Si, en public, les responsables du Hamas à Doha ont salué les événements du 7-Octobre, en privé, ils se sont insurgés, traitant M. Sinwar de « mégalomane », ont conié des responsables arabes et du Hamas.

M. Haniyeh, M. Meshaal et d’autres parlaient de M. Sinwar « avec des mots sans équivoque », raconte Ehud Yaari, vétéran de la presse israélienne qui s’est entretenu avec M. Sinwar quand il était en prison et dit être encore en contact avec lui. « Ils disaient qu’il avait fait une erreur, le traitaient d’amateur », ajoute-t-il.

L’invasion de la bande de Gaza par Israël a démantelé les structures militaires du Hamas. Début décembre, la direction politique du Hamas est allée rencontrer d’autres factions palestiniennes pour évoquer une réconciliation et un plan pour l’après-guerre, sans en informer M. Sinwar.

M. Haniyeh était ouvert à l’idée d’une démilitarisation et a fait pression sur M. Sinwar et la branche armée du Hamas pour qu’un cessez-le-feu soit conclu à Gaza. Dans un message aux leaders politiques, M. Sinwar a qualiié de « honteux et révoltant » le fait d’avoir été ignoré et, en privé, il a commencé de critiquer M. Haniyeh et M. Meshaal. « Il les appelle “les mecs qui vivent à l’hôtel” parce qu’ils vivent dans des demeures magnifiques à Doha », raconte M. Yaari, le journaliste israélien.

Quand l’armée israélienne s’est trouvée en difficulté, M. Sinwar s’est dit que les critiques émanant de l’étranger finiraient par obliger l’Etat hébreu à accepter un cessez-le-feu, cessez-le-feu qui aurait permis au Hamas de s’en tirer sans trop de dégâts. Puis, le 31 juillet, M. Haniyeh a été tué par une bombe placée dans sa chambre alors qu’il se trouvait dans une résidence des gardiens de la révolution iranienne.

Pendant six jours, au mois d’août, les responsables du Hamas à Gaza, en Cisjordanie et hors des territoires palestiniens ont échangé des messages, cherchant à trouver un candidat qui ferait consensus pour succéder à M. Haniyeh, ont rapporté des sources arabes et au sein du Hamas qui ont suivi les délibérations.

Certains membres ont proposé le nom de M. Meshaal. M. Sinwar s’est opposé : il fallait nommer quelqu’un qui soit proche de l’Iran, affirmait-il dans un message. Enin, les membres de la branche armée du Hamas, les brigades Izz al-Din al-Qassam, se sont exprimées : le poste devait revenir à M. Sinwar.

Un passé marqué par la violence

M. Sinwar fait partie des membres les plus zélés du Hamas depuis la naissance du groupe dans les années 1980.

Dans un livre qu’il a écrit quelques années plus tard, il raconte comment une force de sécurité intérieure qu’il avait créé — al-Majd, « la Gloire » — a enlevé et exécuté des informateurs qui travaillaient pour le compte de l’Etat hébreu, n’hésitant pas à exhiber certains cadavres pour dissuader les autres de les imiter. Quand il a été arrêté par Israël en 1988, il a avoué avoir étranglé un Palestinien soupçonné d’avoir collaboré avec les Israéliens. Il en aurait enterré un autre vivant, selon un policier israélien.

Son unité a aussi fait des erreurs et des innocents ont perdu la vie, écrit-il dans le livre, dans lequel il estime que les assassinats étaient nécessaires pour combattre Israël.

Dans les années 1990, les membres des brigades al-Qassam ont commencé à mener des attaques-suicides pour perturber les accords de paix conclus entre Israéliens et Palestiniens. Elles se sont intensifiées pendant la deuxième Intifada, au début des années 2000, faisant plusieurs centaines de morts côté israélien, sans pour autant emporter l’adhésion des membres du Hamas.

Au sein du mouvement, beaucoup de militants estimaient que la stratégie minait le soutien de la communauté internationale à la cause palestinienne et que le fait de tuer des civils israéliens portait préjudice à la supériorité morale dont les Palestiniens faisaient preuve malgré l’occupation militaire israélienne. En outre, la pratique était contraire aux principes de l’islam, pour qui le suicide est un péché.

Au sein du Hamas, certains membres ont estimé que les assaillants sacrifiaient leur vie pour une cause bien plus grande qu’eux et ont estimé que les attaques étaient des « opérations-martyres ». Les citoyens israéliens sont des cibles légitimes, affirme M. Sinwar dans son livre, expliquant que les attaques créent « la confusion et la paralysie » et ont « un impact psychologique sur la société israélienne ».

Le Hamas a globalement cessé de mener des attentats suicides au début des années 2000. Les raisons de cette décision font encore débat, mais les spécialistes du groupe pensent que c’est parce que les attaques n’ont pas permis d’obtenir les concessions voulues par le Hamas. De son côté, Israël s’est lancé dans la construction d’une barrière de sécurité tout autour des territoires palestiniens, un dispositif qui a compliqué la réalisation des attaques.

Après la fin de la seconde Intifada, en 2005, et sous l’égide de M. Meshaal, qui en était alors le leader, le Hamas s’est engagé dans une démarche plus politique, remportant les élections législatives de 2006. Israël, les Etats-Unis et une bonne partie de la communauté internationale ont refusé de reconnaître les résultats du scrutin.

En 2007, le Hamas arrachait le contrôle de Gaza à l’Autorité palestinienne. Quatre ans plus tard, M. Sinwar sortait de prison dans le cadre d’un échange de détenus. Peu après, il devenait membre de la direction politique du Hamas et son agent de liaison avec la branche armée.

« Le Jihad, la victoire ou le martyr »

Quand M. Sinwar a pris la direction du Hamas, en août dernier, il avait le soutien de la branche armée. Son ascension témoigne du fait qu’au sein du Hamas, certains pensent que les figures plus conciliatrices n’ont pas réussi à obtenir quoi que ce soit, avancent des spécialistes de l’organisation.

Le plan de M. Sinwar semble être le suivant : tenter de résister à l’assaut militaire israélien à Gaza puis sortir de la clandestinité et revendiquer le leadership de la cause palestinienne. Et, in fine, anéantir Israël. Les médiateurs arabes qui participent aux tentatives de négociation d’un cessez-le-feu à Gaza racontent que M. Sinwar parle de la guerre (et de son rôle) avec des mots de plus en plus grandiloquents.

A l’issue des quarante jours de deuil pour la mort de M. Haniyeh, M. Sinwar a écrit au Hezbollah, aux Houthis yéménites et à d’autres entités qui ont soutenu le Hamas. Le groupe est prêt à mener une longue guerre d’attrition pour briser la volonté israélienne, écrivait-il dans l’un de ces courriers, dont le WSJ a eu connaissance.

Ces efforts ouvriront la voie à la chute d’Israël, poursuivait-il, avant de citer le Coran : « Ils diront : “Quand cela ?” Dis : “Il se peut que ce soit proche”. »

Même si certains ont récemment spéculé sur une possible disparition de M. Sinwar, les responsables arabes qui participent aux négociations de cessez-le-feu disent avoir reçu des messages de lui la semaine dernière. C’est peut-être son acharnement à n’utiliser que des moyens de communication rudimentaires qui lui permet d’être encore en vie, comme l’a déjà souligné le WSJ.

Peu après avoir pris le contrôle du Hamas, M. Sinwar a transmis l’ordre de reprendre les attentats suicides à Zaher Jabarin, un inancier du Hamas qui a récemment repris les fonctions d’un autre membre du Hamas en Cisjordanie après que celui-ci a été tué par une frappe aérienne israélienne, ont indiqué des membres des services de renseignement des pays arabes.

Dans son message vidéo, M. Muna, l’homme qui s’est suicidé à Tel-Aviv, résumait le jeu à somme nulle prôné par M. Sinwar dans la lutte contre Israël avec la devise de la branche armée du Hamas : « C’est le Jihad, la victoire ou le martyr ».